« La part des anges » de Ken Loach ou l’alchimie écossaise (intégrale)
Ils sont quatre, Robbie, Albert, Rhino et Mo, ils vivent dans un quartier populaire de Glasgow, et ils ne sont pas des anges... Le meneur du groupe, Robbie, a même, sous l’emprise de drogue et de l’alcool, frappé un homme à mort. Il sort du tribunal, écope de 300 jours de « travaux d’utilité publique », se fait frapper à son tour par les gars d’un clan ennemi, arrive le visage en sang auprès de sa petite amie qui vient d’accoucher d’un fils que « la belle famille » lui interdit de reconnaître.
On le voit, Ken Loach n’a pas choisi de tenir un discours angélique ou romantique sur l’Ecosse, dans son dernier film primé au festival de Cannes 2012 : « la Part des anges », « angel share ». Il filme les coups, les visages couturés, les sirènes de police, les groupes de SDF fortement alcoolisés qui trainent dans les rues glauques de Glasgow... Difficile de se sortir de la spirale de la délinquance même si le héros déborde de bonne volonté et fait la promesse solennelle à son fils d’être « un papa modèle » et de ne plus frapper qui que ce soit... Même si, çà et là, quelques figures généreuses tentent de lui « donner une chance » de s’en sortir...
C’est le cas du vieil éducateur qui prend en charge le groupe qu’on lui a confié pour accomplir les travaux d’utilité publique. Il leur propose un dimanche de les amener avec lui à une dégustation de whisky... Et c’est là que le film bascule et que l’aventure romantique commence ! Robbie est doué. Il sait déguster le whisky avec le palais et le nez, lit des articles de connaisseurs, laisse fonctionner son imagination et sa géniale intuition fait mouche aussitôt... Il y a peut être là, dans la lumière du « verre boule de cristal » l’espoir d’une rédemption ?... La caméra accompagne le chaud mouvement du liquide aux couleurs tendres qui tourne délicatement sur les parois du cristal. Le spectateur écoute le discours éclairé, quasi initiatique du « formateur » (doté du solide accent de Glasgow, autre charme du film en VO) qui parle des effets du « vent », de la « tourbe », des « colline des Highlands » et de la « mer » sur le « pure malt whisky ». Le whisky sent la lande, la primitive Caledonia que chantaient pour les héros de « Brave Heart », pour John Wallace, Rob Roy ou Ivanohé, James Macpherson, Robert Burns ou Walter Scott.
Il comprend que chaque bouteille, en fonction de son origine, a quelque chose de précieux à révéler à celui qui sait le goûter. Il laisse à son tour son esprit s’évader vers les terres magiques où les vieux maîtres préparent le whisky dans des fûts dont le bois est la mystérieuse embarcation. A sa façon, et dans la compagnie de Robbie, il savoure lui aussi « la part des anges ». Cette part des anges, c’est l’infime pourcentage qu’un fût perd au moment de l’ouverture. Au moment du cérémonial très ritualisé de l’ouverture de la bonde, l’amateur de whisky, ce voyageur immobile, se fait complice, avant dégustation, d’une volatilisation... C’est la part fantomatique de l’alcool qui s’en va rejoindre les terres de l’Ecosse fantastique.
Les quatre pieds nickelés, (car nos aventuriers sont de véritables anti héros qui amusent le spectateur par leur balourdise et l’innocente franchise de leurs propos) conçoivent un projet fou : celui de se rendre dans une distillerie du nord des Highlands (le petit village de Dornorch Firth) où doit avoir lieu l’ouverture et la mise aux enchères d’une barrique de whisky dont le coût est inestimable. L’idée est tout simplement de pomperle précieux liquide (comme on pompe de l’essence ou de la bière !) pour ensuite le revendre à prix d’or afin de commencer une nouvelle vie...
Mais pour mener à bien cette mission, il faut « brouiller les pistes » : éclairés par l’étincelle de génie du plus abruti du groupe (celui qui cassera deux des quatre bouteilles ramenées de Dornoch), les quatre picaros troquent le survêtement contre le kilt, un authentique kilt avec tartan, doté de son « sporran », cette petite poche qui bringuebale au bas du ventre et qui « esquinte les couilles » du gaffeur (qui n’arrête pas de la maudire !). Voilà donc nos « highlanders » lancés dans une course folle à travers le pays qu’ils parcourent à grand fracas, à pied, en stop, jurant, pestant, « fuckin rain, fuckin kilt, fuckin sporran... » jusqu’au moment où, à force de longer lochs et bruyère, de croiser moutons et highland cows, ils arrivent au pied de la distillerie, dans cette région dont les crépuscules ressemblent à l’atelier d’un alchimiste. C’est là qu’ils plantent la tente (une vieille canadienne délavée, chahutée par le vent et la douche écossaise) et que le film donne au spectateur le spectacle d’une autre « part des anges »...