Questionnement pour l'année à venir : "poissons morts"
« Poissons morts, qui descendez le cours des fleuves, poissons morts… »
Tu sortais à peine de la lecture de Saint-Exupéry : « On n’hérite pas la terre de nos ancêtres, ils nous la prêtent pour que nous la préparions à nos enfants » et des paroles du chef indien Sitting Bull citées dans un petit opuscule pour la jeunesse : « Quand ils auront coupé le dernier arbre, pollué le dernier ruisseau, pêché le dernier poisson, alors ils s’apercevront que l’argent ne se mange pas ». Tu n’avais pas encore lu Pierre Rhabi et les concepts de réchauffement climatique, de développement durable ou de préservation des richesses n’étaient pas encore formulés. On ne parlait pas encore de gaz de schiste, de pollution aux particules, d’effet de serre, de circulation alternée… Mais la conscience de la beauté des grands espaces s’éveillait. Ce n’était pas nouveau, et, plus d’un siècle plus tôt, déjà, pour échapper à la pollution des villes, le poète Alfred de Vigny roulait « sa maison du berger ». « La distance et le temps sont vaincus. La science trace autour de la terre un chemin triste et droit. Le monde est rétréci par notre expérience et l'équateur n'est plus qu'un anneau trop étroit ».
L’Amoco Cadiz qui causerait ta première indignation n’avait pas encore sombré. Tu portais des culottes courtes et, « bon petit diable, la jambe légère et l’œil polisson », tu jouais de la canne à pêche dans une petite rivière de Bourgogne. Un jour, Julien Clerc chante « poissons morts » et tu ne comprends pas tout… Mais ça te plaît, à cause de la musique et des poissons. C’est frais, enlevé, joyeux, comme l’air du temps. « Poissons morts, qui descendez le cours des fleuves, poissons morts… » Il y avait toujours, là où tu plongeais l’hameçon, des truites et du goujon. Ton grand-père se mettait de la brillantine sur les cheveux ; ça les faisait briller. Il ressemblait aux images colorées des vieux salons de coiffure, à cette époque où les hommes avaient des airs de toréadors ou de chanteurs de rockabilly. Toi, tu n’avais pas droit à la brillantine. Produit réservé aux adultes ! Du haut de l’étagère, ça jetait des reflets verts, des reflets bleus... Mais, sitôt sorti du flacon, le liquide laissait des tâches dans l’eau du lavabo, un peu comme les flaques de pluie dans les stations service… « La graisse de mitrailleuse, n’est pas la brillantine des dieux ».
« La pollution » s’étendait sournoisement sur la planète, les usines crachaient leurs fumées et leurs produits toxiques dans les rivières, les pétroliers malades vomissaient dans l’océan. Torrey Canyon, « cent vingt milles tonnes de pétrole brut », « Amoco Cadiz » « Vers où court l’humanité ? Mais quel monde allons-nous laisser ? Tant pis pour les côtes bretonnes et quelques oiseaux mazoutés ». « Je suis un pêcheur de Portsall et mes oiseaux crèvent tout sales »…. Tu avais vu l’adaptation au cinéma de « la Planète des Singes » avec Charlton Heston… L’image finale t’épouvantait. Johnny, sur l’air lancinant de la septième de Beethoven, récitait un texte de Philippe Labro : « Qui a couru sur cette plage ? Elle a dû être très belle. Est-ce que son sable était blanc ? Est-ce qu’il y avait des fleurs jaunes dans le creux de chaque dune ?... ça a vraiment existé ? ». Georges Moustaki évoquait au passé un jardin merveilleux : « Il y avait un jardin qui s’appelait la terre »…
Et en 2017, que reste-t-il du jardin et de la rivière ?
Poissons morts qui descendez cette rivière allez donc dire à mon amour que je me perds en longs discours »…