Pendant 7 ans il a semé de l’or sur le tour de France et nous
étions nombreux, au cœur de juillet, à saluer les exploits d’un champion au nom à la fois lunaire et antique, lance et fusée Apollo X1... Avant lui, dans la mémoire collective, les Coppi,
Bahamontès, Anquetil, Merckx, Hinault, Indurain avaient commencé à écrire les pages de l’épopée du Tour. Tous, au fil des années, portés par les mêmes clameurs de la foule en haut des cols, les
explosions d’enthousiasme des journalistes sportifs, les titres des journaux dans le bleu des étés et le théâtre des prouesses écrites sur les pavés, les contre la montre, les cols de légende,
Alpe d’Huez, Galibier, Izoard, Ventoux, Madeleine et ce soupçon de cette douce désinvolture
attachée aux années qui ont précédé la lutte anti-dopage et les techniques sophistiquées de dépistage.
Et puis l’ère Armstrong est
arrivée, mais la planète cyclisme reste sensiblement la même. Le public, toujours aussi prompt à s’embarquer sur le rêve épique, s’est à nouveau
emballé : « Armstrong ressuscité », « Armstrong a décroché la lune ! », « Armstrong impérial »,
« Armstrong inoxydable... ». Comme à l’époque des plus grands, le frisson de la « Geste » écrite par un grand champion d’une trempe différente de tous les autres (il
vaincu le cancer...) Sur le Tour de France entre 1999 et 2005, à chaque fois, il écrit un scénario bien réglé. Le récit est simple, implacable, il réserve au spectateur son lot de péripéties, de
surprises, d’images fortes (chutes, blessures, coups de barre, grimaces) et puis l’inexorable dénouement, comme au terme d’une œuvre
tragique, qui se joue sur fond de bataille et de souffrance.
Dans l’arène surchauffée, alors
que les autres héros tentent parfois un assaut, parviennent un instant à briller puis s’effondrent, lui, en jaune jusqu’au fond des os, le visage appliqué, l’œil d’acier, imperturbable, sort le
glaive et inscrit sa victoire. Des chapitres entiers, des fragments d’épopée qu’un Roland Barthes, au seuil des années 2000, aurait sans
doute intitulés « Nouvelles mythologies »... Silhouette en bouclier contre les assauts de la route et de ses adversaires, Armstrong est un travailleur forcené, un professionnel dans le
sang. Il calcule la victoire, l’analyse avec la précision d’un ordinateur, avertit son « staff » puis met en route cette époustouflante machine à gagner, fait rendre les armes aux plus
tenaces de ses adversaires et agace ou éblouit le spectateur.
Mais le dernier grand champion
du Tour, sans le savoir, roulait sous les pignons d’une machine à broyer les rêves, à laminer l’épopée. Fin d’été 2012 : « Armstrong, c’est fini ! » Il est temps de mettre un
terme à tous les mensonges ! Quitte à faire tomber tous les étendards qui flottaient au bout de l’horizon. Depuis quelques années, le Tour passe sous les fourches caudines du contrôle absolu. L’esprit a changé, il faut être « pur encolure et pur sang ». On entre dans l’ère exsangue de la
transparence. Les nouveaux héros seront irréprochables ou ne seront pas !
Pas plus que le tour 2011, le
tour 2012 ne m’a convaincu... Attendons le chevalier Ajax qui franchira la ligne lavé de tout soupçon et qui pourra saluer la sceptique
petite foule des admirateurs sans être suspecté de tricherie. Attendons celui qui saura redonner du rêve, sans pour autant que la meute des détracteurs ne vienne renifler le produit dopant
dernier cri... Le spectateur a perdu sa force d’enthousiasme. Le pneu est crevé, il roule désormais à plat derrière les vainqueurs des grands tours. « Untel a gagné... Il est sans doute
mieux dopé que les autres ! »
De toute façon nul ne peut plus résister au contrôle anti-dopage ! Que la lumière soit ! Faut-il pour autant aller déchirer les vieilles
pages ? Faut-il étendre le contrôle et remonter la longue route des brillantes années du Tour de France ? Jusqu’à Armstrong ? C’est fait. Et avant ? Rien ?... Hinault ?
Fignon ? Anquetil ? Bartali ? Des pantins ? Des bluffeurs ? Tout le « jus épique » lié à la Légende du Tour passe désormais dans l’éprouvette du soupçon. Tout à
notre époque s’analyse, se dissèque, s’examine. Au supplément de rêve on préfère le supplément
d’analyse. Heureusement, remonter à Coppi, à Francesco Moser, à Stephen Roche pose problème. Les traces se perdent et la Mémoire aime heureusement préserver la dorure des idoles.
Mais le dernier en date,
l’Américain... C’est le bouc émissaire idéal. La victime du cancer qui vainc la maladie et qui effectue, dans la foulée, une carrière flamboyante... Une trop belle histoire, pensez, un scénario à
l’américaine !... Le filtre scientifique et le filtre du scepticisme ont rattrapé Armstrong. Dix ans plus tard, on mesure le champion,
non à travers l’écran de fumée de l’exploit mais à travers la vitre de l’éprouvette. On dissout du même coup toute cette matière de rêve et de légende qui constituait jadis l’essence des chansons
de gestes. Oui, dans le cas d’Armstrong, les éprouvettes ont rendu leur verdict et Roland sonne de l’olifant.