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Histoire de Mélody Nelson

Publié le par Eric Bertrand

Avant de revenir sur la répétition d’hier, je boucle aujourd’hui le cycle consacré à Gainsbourg et reviens sur « Histoire de Mélody Nelson »… C’est de loin mon album préféré. Peut être parce que la musique porte en elle cette épaisseur de souvenirs (et de visions) que j’évoquais hier, sans doute aussi parce que je trouve que les textes et les images y sont d’une beauté saisissante. L’évocation de la Silver Ghost de 1920 du début et des sorciers indigènes qui « invoquent les jets dans la jungle de Nouvelle Guinée » ont une dimension surréaliste qui me fascine… Dans mon avant-dernier recueil, Nouvelles pour l’été (Aléas, 2005), j’ai consacré toute une nouvelle (à cette chanson qui me donne l’occasion d’une réécriture du texte d’ouverture de l’album puisqu’elle évoque l’accident d’un quinquagénaire qui roule vitres ouvertes « en écoutant Gainsbourg », au volant de sa grosse voiture, et qui ne peut éviter une jeune patineuse. J’en livre le début dans les lignes qui suivent :
 
« C’est la fin de la journée, centre-ville. L’air est chaud et mêlé de courants tièdes, portes qui claquent, gaz d’échappement, micro-ondes et fours à pain. La vitre ouverte, tout doucement, 30 kilomètres à l’heure, les pneus glissent, le bitume est sur le point de fondre. Le doigt sur l’autoradio, option CD. Forcer sur les aigus, monter le son, choisir le bon disque, se caler dans le siège pour l’écouter. Sur les trottoirs à droite et à gauche, les passants valsent doucement, skaï, cuirs, stretch, soie, jean, lin, coton, nylon, shorts, tee-shirts, casquettes à visières, lunettes de soleil, débardeurs, décolletés, pieds nus, espadrilles, hauts talons, Lévis. Coups de klaxon pour attirer l’attention. Baisser encore un peu la vitre, sourire, mot doux, saillies, esquisses… même à trente à l’heure, ceinture de sécurité, impact violent.
 
Amazone modern style, une imposante voiture noire avance le long du Faubourg Saint Germain. Une musique sourde fait frémir le poitrail du monstre, et les pneus neufs claquent comme des éperons. Les vitres sont ouvertes, il fait bon en ce soir du mois d’août.
Au volant du véhicule, ancien modèle prestigieux, Silver Ghost de chez Rolls Royce, un homme au visage émacié, mal rasé, se laisse aller au plaisir du désoeuvrement.     
Déjà trois fois qu’il passe sur le faubourg.
De gauche à droite, ses yeux oscillent sur les trottoirs. Il conduit à peine et ses doigts caressent le tableau de bord. Douceur absolue, souplesse des pneumatiques épais, cuir des sièges, la souveraine voiture l’emmène quelque part. A la vitre un mégot de soleil rouge, silence religieux pour écouter « l’Histoire de Mélody Nelson » et la répandre dans la rue… Divinité masquée sous l’immense capot, le moteur officie quelque part, indifférent aux mouvements d’ailes qu’exécute, dans les ombres projetées, l’éclat de la peinture noire. Et la Rolls lascive s’alanguit dans la torpeur d’un moment qui pourrait bien durer jusqu’au bout de la nuit.
 
Cheveux de feu, petit boléro noir, caleçon rouge vif, une adolescente en scooter s’amuse à sillonner entre le trottoir et la rue. Comme si la musique l’avait déjà rejointe, elle offre au passant un spectacle de danse improvisée. Les yeux verts et longs, très maquillés, incandescents, allument des projecteurs dans les coins sombres. Cheville fine et tendue, svelte et sensationnelle patineuse, elle suit sa courbe ascensionnelle et sans issue, s’évanouit, réapparaît à l’angle des rues, passages cloutés, culs de sacs, stationnements interdits par la loi…………………………………………. »
 

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"Hautaine, dédaigneuse, tandis que hurle le poste de radio couvrant le silence du moteur, l'esprit ailleurs, elle semble tout ignorer des trottoirs que j'accoste..."

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