Proust : le bal des têtes (2)
Lecture au programme de cette série d’articles en relation avec Proust... Place au maître !
« A la première personne que je parvins ainsi à identifier, en tâchant
de faire abstraction du travestissement et de compléter les traits restés naturels par un effort de mémoire, ma première pensée eût dû être, et fut peut-être bien moins d'une seconde, de la féliciter d'être si merveilleusement grimée qu'on avait d'abord, avant de la reconnaître, cette hésitation que les grands acteurs, paraissant dans un
rôle où ils sont différents d'eux-mêmes, donnent, en entrant en scène, au public qui, même averti par le programme, reste un instant ébahi avant d'éclater en applaudissements.
A ce point de vue, le plus extraordinaire de tous
était mon ennemi personnel, M. d'Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement au lieu de sa barbe à peine poivre et sel il s'était affublé
d'une extraordinaire barbe d'une invraisemblable blancheur, mais encore (tant de petits changements matériels peuvent rapetisser, élargir un personnage, et bien plus, changer son caractère
apparent, sa personnalité) c'était un vieux mendiant qui n'inspirait plus aucun respect qu'était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée étaient encore présentes à mon souvenir
et qui donnait à son personnage de vieux gâteux une telle vérité que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement
hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l'art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation complète de la personnalité. En effet,
quelques riens avaient beau me certifier que c'était bien Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d'états successifs d'un visage ne me fallait-il pas traverser si
je voulais retrouver celui de l'Argencourt que j'avais connu ; et qui, était tellement différent de lui-même, tout en n'ayant à sa disposition que son propre corps ! C'était évidemment
la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever ; le plus fier visage, le torse le plus cambré n'était plus qu'une loque en bouillie,
agitée de-ci de-là.
A peine en se rappelant certains sourires d'Argencourt qui jadis tempéraient
parfois un instant sa hauteur pouvait-on trouver dans l'Argencourt vrai celui que j'avais vu si souvent, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce
sourire de vieux marchand d'habits ramolli existât dans le gentleman correct d'autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu'eût Argencourt, à cause de la prodigieuse
transformation de son visage, la matière même de l'oeil, par laquelle il l'exprimait, était tellement différente, que l'expression devenait tout autre et même d'un autre. J'eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l'était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M.
d'Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d'un Regnard exagéré par Labiche, était d'un accès aussi facile, aussi affable que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec
application devant le plus médiocre salueur ».