Proust : le bal des têtes (10)
Comme disait l’amusante publicité : « c’est le scotch qui a vieilli ! »... Continuons ce catalogue d’images extraites du Temps retrouvé.
« Car beaucoup de ces gens, on les identifiait immédiatement, mais comme d'assez mauvais portraits d'eux-mêmes réunis dans l'exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l'un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard (...)
Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir, à chaque personne et devant l'image qu'elle me montrait d'elle-même j'aurais voulu dire : "Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n'est pas vous." Je n'aurais pas osé ajouter : "Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu."
Et en effet c'était un nez nouveau et familial. Bref l'artiste, le Temps, avait "rendu" tous ces modèles de telle façon qu'ils étaient reconnaissables. Mais ils n'étaient pas ressemblants, non parce qu'il les avait flattés mais parce qu'il les avait vieillis. Cet artiste-là du reste travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d'Odette, dont, le jour où j'avais pour la première fois vu Bergotte, j'avais aperçu l'esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le temps l'avait enfin poussée jusqu'à la plus parfaite ressemblance, pareil à ces peintres qui gardent longtemps une oeuvre et la complètent année par année (...) »