Article du mois : « Les Ritals » et dialogue avec toi, Richetto...
Le grand-père de Cavanna était maçon et tu étais maçon. Tous les Italiens de cette génération étaient maçons ! Travailleur de force, tu charriais sur ton vélo tous les matins « la caisse à fourbi ». J’en ai hérité de cette caisse à fourbi. Lourde caisse en planches épaisses et remplie de matériel : le kit du maçon italien...
Tu aurais mis des pierres du chantier à l’intérieur qu’elle n’aurait pas été plus lourde. Mais quand tu me montrais la pierre que tu aimais tant travailler, ton doigt était léger, , gracieux, propre, comme lissé par la poussière aiguë que tu faisais lever autour de toi, à grands coups de burin.
Tout petit, je comparais ce burin à mon crayon de papier et je me disais qu’il faudrait en accumuler beaucoup des années à la pointe de mon crayon pour qu’il devienne aussi vigoureux, aussi souple, aussi incisif... Un crayon à la fine mine, capable pourtant de marquer son empreinte dans la pierre et dans les esprits comme dans une chair blanche.
Il finissait toujours par apparaître sur la scène, le mouchoir ! Exactement comme celui du père Cavanna ! Un vrai rideau de scène ! Je te regardais toujours quand tu marchais et t’arrêtais brusquement, ou quand tu revenais de l’une de tes courses épiques à vélo.
Du fond de l’une des profondes poches de tes pantalons en velours, tu sortais un immense mouchoir que tu déployais, comme un magicien qui veut faire s’envoler une colombe. Tu trompettais dans le tissu à carreaux, trois ou quatre grands coups scandés par de grands espaces de reniflement.
Puis tu ouvrais à nouveau les yeux, t’essuyais le petit coin de larme jaillie dans l’effort et repliais avec précaution le mouchoir, un côté, puis un autre. Je me croyais en face d’un régiment, et j’avais l’impression que tu me montrais comment on fait son lit pour ne pas se faire punir par l’adjudant qui va venir juger de la coupe orthodoxe du drap.
Les poches des pantalons du père de Cavanna sont profondes, les tiennes aussi, pépère. Ce sont la plupart du temps, celles du gros pantalon en velours cotelé jaune caca d’oie. Est-ce le contenant qui justifie le contenu ou le contenu qui justifie le contenant ? Le fait est que tu as la manie de tout ramasser ce que tu trouves.
Alors, il te faut de l’espace dans tes poches. Quand tu t’avances vers moi, je vois le creux qui s’ouvre dans le pantalon et qui masque les petits trésors que tu vas remonter. Surtout le dimanche, quand tu rentres de ta promenade au jardin botanique ou sur les bords de Moselle. Des élastiques, des morceaux de métal, des fruits, des pièces usées, des figurines en plastique, en tissu ou en fer...
Tes poches de pantalon ce sont comme deux sacs à mains de grand-mère, sauf que « tes sacs à main à toi » sont bien plus intéressants à fouiller et que j’ai le droit de regarder dedans. Et puis, il n’y a jamais la même chose à l’intérieur.
Comme le père Cavanna, tu as toujours les poches pleines et les objets que tu retires sont la plupart du temps briqués, polis... Tu aimes les choses façonnées, c’est le métier qui veut ça et peut-être un tempérament plutôt maniaque.
Comme la mer récurre les coquillages, les bois, les cailloux qu’elle dépose sur les plages, toi, avec ton doigt en récif, tu astiques et lacères ce que tu trouves. Tu aimes les fruits à noyaux, les abricots, les cerises, les pêches surtout. Tu apprécies les lignes veinées et sculptées du noyau.
Tu grignotes les coins, tu tires les derniers fils de la pulpe. Je te soupçonne d’aller jusqu’à les passer sous l’eau douce. Sur la grande plage de ta main, tu les grattes avec ton ongle, tu les polis pour leur faire rejoindre les petits objets d’art en collection dans tes poches, ces grottes domestiques.
Cavanna signale les ongles bien coupés de son père...
Les yeux tout bleus, parfois presque violets, la toilette élégante, des airs de Liz Taylor qu’elle cultive, ta femme a toujours eu du succès et passe pour une star de cinéma auprès des copains du chantier.
Tu en es fier. Tu la vois toujours « se faire les ongles » et se maquiller dans la glace. Est-ce un effet de mimétisme, mais toi qui as aussi le sens de l’esthétique, tu passes la lime sous tes ongles. Tes doigts sont blanchis par le contact de la pierre et le travail de la truelle. Tu ne supportes pas d’avoir les mains sales. Elles sont grosses, presque carrées.
Tu passes de longues minutes à les laver à l’intérieur d’une grosse bassine en plastique. Le savon de Marseille filtre sous la peau, nettoie les impuretés. Tes mains sont rouges, presque frippées quand tu les sors de l’eau chaude. Tu tournes la serviette bien autour, vigoureuse, on dirait une peau de lapin écorché, tu te frottes le haut des oreilles, fais rebiquer les petits cheveux.
La serviette est humide, tu la déposes sur le bord de la fenêtre, ton observatoire. Tu vas t’accouder dessus. Tu fermes les poings. Derrière tes épaules, chauffe la soupe du soir, et quand je suis en vacances, c’est du cacao que ma grand-mère met à chauffer pour le rendre plus onctueux. Tu écoutes les bruits de la maison et les bruits de la rue, tu es bien.
Il y a chez toi une « mécanique interne » du langage italien. Tu nous parles avec cet accent que retranscrit si bien le livre de Cavanna. Et puis il y a des mots, des expressions qui reviennent dans le texte et que j’entends encore du fond de ma mémoire. « Porca madona ! »... Tu fulmines parce que tu viens de renverser un verre sur la nappe, parce que tu n’arrives pas à remonter la chaine sur le dérailleur, parce que tu as fait tomber un bibelot...
L’horloge se dérègle, l’horloge s’affole. Tu n’es pas agressif mais tu lances cette ritournelle des jurons qui va dans tous les sens, « porco dio », « dio bestia », « porca madona » ! C’est presque une comptine ! Nous ne comprenons pas, mais ça nous fait bien rire mon cousin et moi.
Ça finit par s’apaiser et ça t’a fait du bien. Les choses rentrent dans l’ordre. C’est le tic tac interne de l’horloge qui tourne rond, « ecco ! ». Tout va bien, le monde est ordonné, tu relèves la tête, tu nous vois rire, tu ris avec nous.
Une institution chez Cavanna !
C’est la fin de semaine. Tu as remisé la caisse à fourbi. Le vélo du travail est accroché au clou. La retraite est proche. Tu t’es offert un beau vélo de course et tu le sors le dimanche pour partir dans de longues expéditions solitaires ou en club dont tu reviens vers midi et demi, tonitruant et la tête chargée de mini exploits. Tu es, l’espace de cinq minutes, la frénésie de l’effort aidant, une espèce d’Homére italien, multipliant les foudres et les épithètes.
Puis tu ranges le vélo, tu te passes le gant sur la figure. Tu mets la chemise blanche, le pantalon à plis bien repassé. Celui qui n’a pas les grandes poches... Des boutons de manchettes dorés. Il est temps de passer à table. Tu es redevenu calme, mesuré, élégant. L’après-midi, tu sortiras en ville, tu marcheras doucement dans les rues avec l’air posé d’un grand monsieur. Parfois tu te reposeras sur les murettes pour en apprécier les arêtes et la qualité du ciment.
Et tu seras grand de savourer la légèreté du temps qui passe, la saveur des fruits et des fleurs, la délicieuse mélancolie de la vie dont tu sais qu’elle n’a qu’un temps.