Article du mois : Proust et les coffres-forts
Beaucoup d’écrivains depuis Rousseau l’ont brillamment montré : le travail de la mémoire peut enchanter les souvenirs. Dans ce domaine de « la vraie vie », Proust est une cathédrale ! Sur l’immense ban de sable de la Mémoire, A la recherche du Temps perdu érige un sanctuaire, une sorte de Mont Saint-Michel scintillant.
Sitôt qu’il s’est attablé devant sa tasse de thé, comme une lady sur une terrasse de Balbec, sitôt qu’il a commencé de grignoter sa précieuse madeleine, le narrateur de la Recherche s’enfonce dans une mer intérieure. Le goût de la madeleine ne ravit pas simplement l’estomac creux de la gourmande et maniérée amatrice de tea time, il sollicite aussi le courageux aventurier de la mémoire, le conduit à une plongée délicieuse... Loin le présent, loin les petites cuillères à thé qui tintent, les mandibules de carpe des vieilles dames qui mâchonnent et qui tintent.
C’est une cité fabuleuse qui émerge peu à peu. L’émeraude du Souvenir, polie par le travail de la Mémoire et de l’Ecriture... Les formes et les couleurs, les visages et les voix se recomposent, se cristallisent derrière la paroi de ce gigantesque aquarium de la vie reparcourue à coups de palmes subtils. Il faut considérer l’un des passages de « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » comme la mise en abyme de toute la démarche du romancier.
Proust y observe astucieusement le phénomène : au moment des vacances, les paysans et les pêcheurs de Balbec en quête de rêve et d’étrange spectacle, défilent devant la baie vitrée du Grand Hôtel pour voir les aristocrates et les bourgeois attablés. L’écrivain évoque alors la métaphore de l’aquarium et assimile le travail de l’écriture à celui qu’accomplirait un « amateur d’ichtyologie humaine », à savoir un spécialiste des poissons et de la faune subaquatique.
Œil vif, geste précis, méticuleux, gants noirs, micro perceuse, montre de plongée au poignet, notre homme est un artiste, un orfèvre en la matière ! Un peu à la façon de l’un des experts du film « Ocean’s eleven », il commet LE hold-up du siècle ! Mais son « hold-up » se situe à des profondeurs où la caméra de surveillance ne va pas. L’ouverture du coffre ouvre un filon. Il s’en empare, le remonte à la surface. Le lecteur complice est là qui attend. Il n’hésite pas, prend le risque de saisir à son tour le butin dans la camionnette et de l’échanger contre les espèces sonnantes et trébuchantes de la Mémoire intime.