« Dans la maison » de François Ozon : écrivain et lecteur en huis clos (intégral).
Germain est un prof de lettres désabusé qui fait sa rentrée sans conviction et encaisse, les yeux décavés, les discours de pédagogie dans le vent distribués comme des coups de poing par la communauté éducative. « L’élève – l’apprenant - au centre du système », « le port du costume par souci d’égalité au cœur de l’établissement », « la disparition progressive de la note pour ménager les apprenants »...
Le visage quasi nauséeux, Lucchini incarne ce personnage qui n’attend plus grand-chose non plus de ses élèves. Il vient de lire Schopenhauer pendant les vacances d’été, ce qui n’arrange rien. A la fin du film, il est assommé par un coup de « Voyage au bout de la nuit » dont l’exemplaire relié fournit une arme idéale à son agresseur. Quand on connaît un peu les goûts littéraires du lecteur Lucchini, ces détails sont savoureux...
Inévitablement au sortir de la salle de classe, après avoir lu du La Fontaine dans une solitude accablante, Germain rentre chez lui et lit des copies. Sujet : « racontez un moment fort de vos vacances ». Le prof a fait un effort pour se mettre à la portée des « apprenants »... Nouvelle déconfiture ! La feuille blanche chère à Flaubert (est-ce un signe, le lycée s’appelle « lycée Flaubert » ?) voit défiler des histoires dégoulinantes de pizzas, de téléphones portables ou de match de foot arrosés à la bière.
« Un livre sur rien ? » Des copies sur rien en tout cas ! Et mal écrites ! Ce lecteur désabusé et anxieux, fait une nouvelle fois à son échelle, l’épreuve du tragique et du naufrage romantique. Et puis soudain, par la grâce de quelques mots, une copie émerge du lot. Germain la lit à voix haute à sa femme. Il raconte simplement le cours de maths qu’il est allé donner à son ami Raphaël pour l’aider à mieux réussir son devoir. En quelques traits subtils, l’auteur a esquissé le dessin d’un quartier, d’une maison, d’une femme. Le style tient captif, et le cadre choisi, un peu comme dans les pièces de Racine, induit aussitôt intimement le tragique.
« Dans la maison », c’est le titre du film et c’est également l’espace étouffant des quelques pièces dans lesquelles se déroule l’action de la rédaction. La famille « Rafa », le père, le fils, la mère ... La chambre de Raphaël, le salon, la salle de bain, l’escalier, la chambre des parents dans laquelle se renifle « l’odeur de la femme de la classe moyenne », la capiteuse Esther. L’élève termine le devoir par un énigmatique « à suivre » qui annonce en effet, par un bel effet de mise en abyme, la suite à la fois du film et de la rédaction.
L’écrivain en herbe a du talent. Il sait créer des ambiances, croquer des personnages, ménager du suspense. Le professeur, disciple de Flaubert, trouve raisonnable de lui indiquer des astuces afin de rendre progressivement son récit plus palpitant. Comme il l’affirme lui-même, tout lecteur attiré par un livre doit se sentir « sultan devant Shéhérazade ». Si, dans « les Contes des mille et une nuits », Shéhérazade n’est pas exécutée comme les autres odalisques, c’est parce qu’elle sait tenir en haleine son auditeur par l’habileté de ses contes. De la même façon, Germain (et le spectateur) attend avec une impatience coupable la suite de l’histoire. Il subit l’effet de fascination que lui procure cette entrée par effraction narrative dans le jardin secret des Rafa. Il ne veut pas les connaître, il préfère les imaginer à travers la magie du récit. Sans doute est-il, comme l’élève à la petite gueule de fin limier, captivé par « l’odeur » sensuelle d’Esther, mère au foyer, un peu délaissée par ses deux hommes.
On l’a compris, l’une des forces du film de François Ozon, réside tout particulièrement dans cette ambiguïté de la relation qui unit l’écrivain et son lecteur. Elle est doublée d’une réflexion sur la mise en scène des situations narratives dans la mesure où, dans cet échange particulier entre le maître et l’élève, il y a, de la part du maître, une volonté de faire jouer les meilleures ficelles du récit : celles qui posent « l’objet à atteindre » et la série de conflits que doit inévitablement engendrer la quête de l’objet. Quand Michel Tournier parle du rapport du lecteur au livre, il utilise la curieuse métaphore du « vampire sec ». Le machiavélique élève, qui ne peut pas écrire sans agir au domicile des Rafa, est le vampire sec de Germain. Il se nourrit des fantasmes, des désirs, des représentations de son lecteur avide qui lui livre son sang. Dans cet étrange échange d’énergies, le lecteur est le meilleur complice du monstre buveur de sang... Toute bonne littérature n’est jamais innocente.