« La Peste » de Camus aux portes d’Oran et de La Rochelle (6/10)
Extrait 2 : les victimes de la peste
Tant bien que mal, et jusqu'à la fin du mois d'août, nos concitoyens purent donc être conduits à leur dernière demeure sinon décemment, du moins dans un ordre suffisant pour que l'administration gardât la conscience qu'elle accomplissait son devoir. Mais il faut anticiper un peu sur la suite des événements pour rapporter les derniers procédés auxquels il fallut recourir. Sur le palier où la peste se maintint en effet à partir du mois d'août, l'accumulation des victimes surpassa de beaucoup les possibilités que pouvait offrir notre petit cimetière. On eut beau abattre des pans de mur, ouvrir aux morts une échappée sur les terrains environnants, il fallut bien vite trouver autre chose. On se décida d'abord à enterrer la nuit, ce qui, du coup, dispensa de prendre certains égards. On put entasser les corps de plus en plus nombreux dans les ambulances. Et les quelques promeneurs attardés qui, contre toute règle, se trouvaient encore dans les quartiers extérieurs après le couvre-feu (ou ceux que leur métier y amenait) rencontraient parfois de longues ambulances blanches qui filaient à toute allure, faisant résonner de leur timbre sans éclat les rues creuses de la nuit. Hâtivement, les corps étaient jetés dans les fosses. Ils n'avaient pas fini de basculer que les pelletées de chaux s'écrasaient sur leurs visages et la terre les recouvrait de façon anonyme, dans des trous que l'on creusait de plus en plus profonds.
Un peu plus tard cependant, on fut obligé de chercher ailleurs et de prendre encore du large. Un arrêté préfectoral expropria les occupants des concessions à perpétuité et l'on achemina vers le four crématoire tous les restes exhumés. Il fallut bientôt conduire les morts de la peste eux-mêmes à la crémation. Mais on dut utiliser alors l'ancien four d'incinération qui se trouvait à l'est de la ville, à l'extérieur des portes. On reporta plus loin le piquet de garde et un employé de la mairie facilita beaucoup la tâche des autorités en conseillant d'utiliser les tramways qui, autrefois, desservaient la corniche maritime, et qui se trouvaient sans emploi. À cet effet, on aménagea l'intérieur des baladeuses et des motrices en enlevant les sièges, et on détourna la voie à hauteur du four, qui devint ainsi une tête de ligne.
Et pendant toute la fin de l'été, comme au milieu des pluies de l'automne, on put voir le long de la corniche, au coeur de chaque nuit, passer d'étranges convois de tramways sans voyageurs, brimbalant au-dessus de la mer. Les habitants avaient fini par savoir ce qu'il en était. Et malgré les patrouilles qui interdisaient l'accès de la corniche, des groupes parvenaient à se glisser bien souvent dans les rochers qui surplombent les vagues, et à lancer des fleurs dans les baladeuses, au passage des tramways. On entendait alors les véhicules cahoter encore dans la nuit d'été, avec leur chargement de fleurs et de morts.
La Peste (partie trois)