Proust : le bal des têtes (23)
Les femmes tâchaient à rester en contact avec ce qui avait été le plus individuel de leur charme, mais souvent la matière nouvelle de leur visage ne s'y prêtait plus. On était effrayé, en pensant aux périodes qui avaient dû s'écouler avant que s'accomplît une pareille révolution dans la géologie d'un visage, de voir quelles érosions s'étaient faites le long du nez, quelles énormes alluvions au bord des joues entouraient toute la figure de leurs masses opaques et réfractaires.
Sans doute certaines femmes étaient encore très reconnaissables,
le visage était resté presque le même, et elles avaient seulement, comme par une harmonie convenable avec la saison, revêtu les cheveux gris qui étaient
leur parure d'automne. Mais pour d'autres et pour des hommes aussi la transformation était si complète, l'identité si impossible à établir - par exemple entre un noir viveur qu'on se
rappelait et le vieux moine qu'on avait sous les yeux - que plus même qu'à l'art de l'acteur, c'était à celui de certains prodigieux mimes dont
Fregoli reste le type que faisaient penser ces fabuleuses transformations.
La vieille femme avait envie de pleurer en comprenant que
l'indéfinissable et mélancolique sourire qui avait fait son charme ne pouvait plus arriver à irradier jusqu'à la surface ce masque de plâtre que lui
avait appliqué la vieillesse. Puis tout à coup découragée de plaire, trouvant plus spirituel de se résigner, elle s'en servait comme d'un masque de
théâtre pour faire rire.