"Réalités" de Francis Lepioufle
« Le roman est un miroir qu’on promène au bord d’un chemin » constatait Stendhal à l’époque où le roman, en se préoccupant de la place qu’il fallait accorder au réel, se donnait un nouvel objet. C’est un peu cette ambition qui anime Francis LEPIOUFLE au travers de son dernier recueil de nouvelles, intitulé justement « Réalités ».
Où va-t-il se loger ce réel ? Dans les corps, les consciences, le temps qui passe ? Lorsqu’on est écrivain ou lecteur (mais on pourrait très bien aussi se retrouver personnage de l’une de ces 17 nouvelles), il suffit de passer le pas de la porte, d’allonger le pas ou de tourner la page... Voici la rue, le centre social, la maison de convalescence, la pelouse, le lieu de convivialité... Autant de décors, d’ambiances et de fils qui mènent le nouvelliste à de petites histoires souvent poignantes d’humanité. Et pour cela, Francis Lepioufle sait de quoi il cause, lui qui, actif dans le milieu littéraire et dans le milieu de l’aide sociale, côtoie aussi bien les volubiles écrivains bretons que les déshérités de l’existence. Et l’une de ses qualités premières consiste à écouter, ces « hommes emprisonnés dans leur cage d’histoires », comme Laurent. « Laurent » c’est le personnage éponyme de l’une des nouvelles...
Pour rentrer à l’intérieur de ces « cages », qui sont aussi thoraciques, il y a chez l’écrivain ce scalpel du regard et de la plume, les mille et un détails qui fourmillent sous la peau et qui affleurent dans le réel, ces « petits détails vrais » chers aux naturalistes, qui renvoient toujours l’homme à sa condition, réduisent son image et le ramènent à la réalité. « Mais la réalité est belle ! » s’exclame un personnage enivré par la silhouette dénudée d’une belle et lascive exhibitionniste. La beauté est partout pour qui sait la voir, et pas seulement dans cette Bretagne dont l’auteur, originaire des Côtes d’Armor, se fait le malicieux interprète... Pas seulement, mais beaucoup ! Le recueil en porte un peu de l’empreinte iodée.
Que ce soit Loudéac, Carhaix, ou même « la Sgadachie » (région imaginaire où l’une des nouvelles se déroule en 2030) le lecteur quelque peu initié, ne tarde pas à y retrouver ce coin particulier de Bretagne où l’on aime discuter politique, boire de la bière bretonne, parler gallo, participer aux festivals des Vieilles Charrues ou se lancer dans un « tro Breizh ».
Comme ces antiques croix situées à quelque détour dans les vieilles forêts de l’Argoat, le recueil est à la croisée des chemins. De récit en récit, Francis LEPIOUFLE musarde, s’amuse, emboite le pas d’êtres variés, simples ou étonnants, Laurent, le routard rimbaldien, une mamie korrigane et sa petite fille lutine, un baronnet d’un autre âge, une sage grande fille qui découvre son indépendance civique, bien d’autres personnages encore qui dévoilent tous une petite séquence de leur existence. Puis l’écrivain tire sa révérence (c’est la loi du genre !) et poursuit son chemin seul, en attente d’une autre rencontre. Douloureux, tendre, ému, amusé, ironique parfois, mais toujours en sympathie avec son « sujet », le récit continue de cheminer dans l’esprit du lecteur.
Dans ce prisme de la réalité, tout mérite un diagnostic, une attention méticuleuse. Chaque scène qui se joue passe sous le regard de l’écrivain qui, comme dans la surprenante nouvelle « le lézard et le petit chat », joue littéralement au chat et à la souris avec son lecteur : l’héroïne de l’histoire, une vigoureuse chatte noire installée au milieu des pierres chaudes d’une terrasse, s’amuse à traquer un lézard, à l’agacer, à le retourner dans tous les sens, puis à le laisser sommeiller, à le griffer et à différer sans cesse le coup de patte fatal.
A la façon de cette « chatte au lézard », ou de ces écrivains des salons littéraires bretons (trois nouvelles y sont consacrées) qui signent des livres, qui « bavardent autant qu’ils écrivent », ou qui observent le chaland, Francis LEPIOUFLE distille le temps. L’autre « réalité » attend là... C’est « la réalité de la plume », tendue vers l’échange avec le lecteur. Elle tient en quelques mots, quelques histoires ou même tout un livre « quand le courant passe ».
Et il passe, le courant ! Il passe d’autant plus facilement que la mer n’est jamais loin, ni l’air de la campagne, ni les souvenirs que nous partageons tous, au fond de nos âmes de matelots de la vie venus caboter un dimanche jusque sur les quais de Lorient, de Vannes ou de Carnac !