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MOLIERE à la Coursive : « le Misanthrope » de Jean-François SIVADIER ou les territoires d’Alceste...

Publié le par Eric Bertrand

Un volcan qui sommeille... C’est ainsi qu’on peut imaginer Alceste avant la pièce, avant l’ouverture de rideau. Et puis, dès les premiers mots, l’éruption ! Dans « le Misanthrope », il n’y a pas d’exposition, pas d’intrigue, mais un coup de gueule : Moi je veux me fâcher et ne veux point entendre... En cela, la sauvage mise en scène de Jean-François SIVADIER fait résonner toute la force jaillissante de la pièce.

Des chaises renversées. Un plateau nu, couvert de confettis couleur de lave refroidie. Prélude à l’explosion... C’est d’abord à Philinte qu’Alceste en veut, Philinte qui, en lisière du texte, rappelle poliment aux spectateurs (en alexandrins) les règles de bienséance qui consistent à bien vouloir éteindre les portables. Puis il salue, non moins aimablement, un inconnu dans le public ! La mèche est allumée, le spectacle peut commencer. Musique des Clash, Alceste se lance dans une chorégraphie forcenée, kilt tournoyant autour du mollet, aiguisé comme une lame. Il s’emballe et se cabre et passe au crible grimaces, et contorsions (notez l’ironique diérèse) Je vous vois accabler un homme de caresses / Et témoigner pour lui les dernières tendresses (...) Et quand je vous demande après quel est cet homme / A peine pouvez-vous dire comme il se nomme !

C’est à la politesse forcée, à la précaution factice qu’il s’en prend. A quoi sert donc de ménager son semblable quand on sait que sous le masque et les perruques, sous les rubans et les dentelles, il n’est qu’un loup, fourbe et carnassier ? « Should I stay or should I go » ! Cet Alceste-là (éblouissant Nicolas BOUCHAUD) condamne en bloc la nature humaine, (oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine) et fulmine et crache le feu... Pour marquer son territoire, cet enragé provoque, avance vers la salle, jette sur le spectateur des braises de confettis : Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville / Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile. Et le spectateur se dit dès l’acte 1, qu’il ne fera plus long feu sur cette scène ravagée.

Il n’a plus rien à faire là et donne l’impression d’étouffer. Et pourtant il reste ! Il reste et attire toute l’attention, écume, tape le sol à coups de sabots, martel en tête. Energie, souffle, rugissement, salive, transpiration... Il a quelque chose du reptilien qui veut marquer son territoire. Face au dragon, Philinte s’enfonce, courbe l’échine, roule des yeux, fait des mines. Alceste bouillonne, gronde, plante les pieds et le bas de sa veste comme une carapace dans le sol meuble. Il sait que l’amour le tient écartelé entre deux mondes et qu’il est un monstre dans un magasin de vanités. Car il suffit que la maitresse de son cœur paraisse sur scène pour que le vernis et la poudre de la mondanité entrent en bouffée.

Finie la musique des Clash. La musique classique apaise la bête, adoucit les mœurs et remet le « clash » à un peu plus tard. Une servante aux grandes couettes balaie l’espace et fait voler les confettis. Miracle du baroque, il neige sur le plateau des flocons blancs, des paillettes et des globes comme des bulles de savon. Les airs de Vivaldi ou de Mozart parviendront-ils à laisser voltiger les mots dans le salon de la courtisane ? Le duo amoureux très chorégraphié de Philinte et d’Eliante, va-t-il imposer sa grâce à la comédie ? Les chaises renversées aux pattes détournées sont devenues des lustres éclatants. Elles tâchent d’asseoir une cour éphémère qui vient brutalement se repaître de mots et de grimaces chez la meneuse du bal.

Chez Célimène, c’est un peu la cour de la « Reine Soleil » qui fait tourner son éventail : marquis poudrés, maquillés, longue tignasse d’Oronte et carrosse éclairé de la prude Arsinoé dont les chevaux s’ébrouent à quelques pas... (Le « maître de cérémonie » n’est pas loin), Oronte a ses entrées à la cour, Arsinoé connaît des gens influents, tout pourrait fonctionner à merveille à condition d’y mettre un peu de mines et de ronds de jambes.

En ces temps de trouble, Molière le sait bien, lui qui doit constamment songer à soigner son image auprès du Roi... Son tempérament d’artiste l’incline à refuser toute compromission, il est Alceste. Mais il ne peut éliminer le Philinte qui est en lui. Alors il va au bout de lui-même. Et cette mise en scène montre l’amplitude du défi. La bataille fait rage, et elle est intemporelle. Alceste enrage, Alceste s’indigne contre tous les bouffons champions de la manipulation. Il brandit un journal : quel est l’imposteur ? Silvio BERLUSCONI ! D’autres noms viennent à l’esprit du spectateur et ce jeu de scène imaginé par SIVADIER illustre combien le texte de MOLIERE résonne encore étrangement en ce début de 21° siècle ! Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode / Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode / Et je ne hais rien tant que les contorsions / De tous ces faiseurs de protestations / Ces affables donneurs d’embrassades frivoles / Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles...

Au fil des actes, Alceste, qui attend toujours de se retrouver seul avec Célimène, provoque ses adversaires et fait sauter la glace et les dorures. La scène redevient vite un terrain miné, un ring où s’affrontent des hommes et des femmes enveloppés dans des costumes éphémères et dérisoires, mimant l’humanité. A l’acte 2, assis sur le banc de Célimène, comme des vautours empanachés, les affables marquis ne parviennent à roucouler que dans l’autosuffisance et la médisance. En présence de sa meute, Célimène sait comment les affamer... Elle a la gouaille rieuse de la hyène et, au détour d’un alexandrin, saute dans le fossé et lance un discours désarticulé qui a pour vocation d’imiter les grognements râleurs de son amant. Seuls l’un en face de l’autre au début de l’acte 3, Acaste et Clitandre ont tombé la perruque et le costume. Ils s’affichent en boxers et bas montant « jusques en haut des cuisses ! ») pour finalement s’affronter dans une sorte de lutte gréco-romaine, qui figure autrement le « crêpage de chignon » entre Arsinoé et Célimène. Si elles ne se battent pas, les deux femmes sortent les griffes, font feuler l’alexandrin.

Poussé dans ces retranchements, Philinte confie à son tour : Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé / De voir un homme fourbe, injuste, intéressé / Que de voir des vautours affamés de carnage / Des singes malfaisants et des loups pleins de rage. Grincements, hurlements, grognements, glapissements, rugissements, râles... Alceste est un fauve blessé qui espère encore emporter sa femelle loin du cirque des humains (sur cette scène composite, les comédiens disposent même d’un tambour et de cymbales pour scander, frapper, marteler...) Mais, malgré ses moments de laisser-aller, la main de Célimène reste bien trop délicate... Elle préfère le gant de dentelle de la courtoisie au cuir du vieux sanglier qui veut l’entraîner en son désert. Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge ! Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups / Traitres vous ne m’aurez de ma vie avec vous.

La pièce s’achève. Les confettis ont à nouveau envahi l’espace et recouvert le sol. Alceste retrouve le balai de l’acte 2. Il a vidé sa bile. Le dos rond, il trace une piste sur la scène, il ne dit plus rien, mais l’échine tremble encore. Le vieux sanglier se met à courir, à courir et à souffler, de plus en plus vite dans l’obscurité qui tombe, loin de la lave incandescente d’une passion qui a commencé de s’éteindre.

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