« Le Jeu de l’amour et du hasard » vu par Laurent Laffargue : l’art de la mise en boite (à musique)
Plusieurs classes du lycée ont eu le plaisir de découvrir mardi 4 et mercredi 5 novembre à la Coursive la pièce de MARIVAUX : « le Jeu de l’amour et du hasard ».
Un tourniquet au milieu de la scène joue comme l’annonce d’un spectacle étourdissant, celui du « Jeu de l’amour et du hasard » revu et corrigé par le metteur en scène Laurent LAFFARGUE… Or, on ne joue pas avec l’amour, car l’amour tourne les têtes et fait souffrir. C’est sur cette analyse que le dramaturge MARIVAUX a construit l’essentiel de son théâtre et c’est bien aussi sur cet « effet d’étourdissement » que les comédiens particulièrement jeunes de la distribution, ont su jouer et capter l’intérêt du public. Laurent LAFFARGUE insiste d’ailleurs sur ce point : « Marivaux montre des individus en quête de leur vérité qui se cherchent encore et découvrent un sentiment pour eux inconnu, tout à la fois délicieux et effrayant : l’amour. C’est pourquoi j’ai choisi de très jeunes comédiens pour les interpréter ».
L’héroïne, Silvia, est moderne. A ses yeux, la place de l’amour est essentielle dans l’épanouissement personnel et la réalisation d’une femme. Elle refuse les conventions et s’oppose à la spontanée Lisette que l’idée de mariage, même imposé, réjouit. C’est le tout début de la pièce et la servante, décidément très conformiste, soutient que cette union est « délicieuse » et ajoute : « si j’étais à votre place nous verrions ». Sa maitresse, incarnée par la talentueuse Clara PONSOT, marque volontairement un silence après cette réplique : son idée commence en effet à faire son chemin… Pas bête ! Il lui suffirait de prendre la place de Lisette pour mieux « examiner » le futur que lui a choisi son père…Aux yeux de cette idéaliste, un mariage n’est pas un badinage. Par conséquent, place au hasard et au travestissement ! Mais le hasard fait plus ou moins bien les choses : en effet, le futur, Dorante, a eu la même idée que Silvia, ce qui va compliquer la donne. Monsieur Orgon, le père, et Mario, le frère, qui ont été avertis par le père de Dorante, s’en frottent les mains à l’avance : la mise en boite va pouvoir commencer ! Un bon divertissement en perspective, réglé comme du papier à musique… Mais les intermittences du cœur se règlent-elles à la façon d’un métronome ?
La scène se prête remarquablement à ce parti-pris du « plateau boite à musique ». Sur un petit air mécanique, Silvia revêt « les ficelles » du vêtement de Lisette et commence par enchaîner des gestes de pantin : les cercles du plateau se mettent à tourner et permettent au spectateur de voir la maison de Mr Orgon et ses hôtes sous différentes facettes. Un fauteuil, Orgon est occupé à lire son journal, un miroir, Lisette est à sa toilette, des coupes de champagne et une bouteille, on trinque pour fêter l’ heureux événement à venir, une tablette, Mr Orgon (habillé d’un pantalon à damier) joue aux échecs avec son fils et fait avancer les « pions » d’un échiquier de plus en plus cruel…
Arlequin (électrique Julien BARRET) enfile le vêtement du maitre avec une aisance désopilante, s’accomode très vite de la pseudo Silvia, engage sa partenaire, décidément très farce, à cracher par terre pour sceller leur union de fortune. Il apparaît sous les traits d’une espèce de golden boy électrisé par le téléphone portable qui lui permet de s’entretenir avec un « client » en Chine au moment où il arrive sur scène après avoir traversé la salle. Puis il aligne une série de selfies aux côtés de « sa future femme » ou de son « beau-père », heureux d’occuper l’espace qui lui manquait quand il était domestique. Il ne cessera tout au long de la pièce de virevolter, de gambader, de sauter en l’air, véritable cabri excité par les lumières de la rampe et de la promotion.
Si le travestissement excite les convoitises des domestiques, il perturbe les maitres. Sous les regards réjouis d’Orgon et Mario qui risquent souvent un œil indiscret sur la scène, les spectateurs s’amusent comme « à la comédie » au détriment des victimes paralysées sous l’aiguille comme des papillons en plein vol. Le jeu devient cuisant, insupportable pour les protagonistes. Silvia s’inquiète, se lamente en aparté : « j’étouffe », Dorante ne supporte plus le chapeau de « Bourguignon », s’énerve, gifle son ex-domestique qui ne se laisse déjà plus faire et qui réplique du tac au tac. Les coups partent facilement dans cette mise en scène.
A bout de nerf, face à une Silvia pamée et rampant jusqu’au seuil de la scène, il n’a plus d’autre recours que de se démasquer. Aussitôt, la fausse Lisette, très glamour, poupée Barbie toute de rose vêtue, se redresse, remet ses hauts-talons et imagine une ultime épreuve : garder l’habit affriolant de la soubrette, continuer de faire tourner la tête à Dorante, le forcer à demander le mariage et à accepter, de fait, la mésalliance. Totalement sous le charme de sa partenaire et affolé de jalousie contre Mario qui en rajoute à la demande de Silvia, Dorante apparaît comme un maître sans pouvoir, humilié, torturé, capable de tout renier pour pouvoir enfin aimer au grand jour l’adorable soubrette.
Et Silvia jubile ! Elle reprend le jeu en main avec un soulagement immense : « j’avais bien besoin que ce fût là Dorante ! ». Alors le tourniquet et la boite à musique se remettent à tourner, tout s’accélère, un tour complet, « révolution » sur la scène… Le jeu a assez duré pour des domestiques qui gesticulent et s’impatientent, poussés par l’aiguillon du désir et le fantasme de la promotion sociale. Puisqu’il faut jouer franc-jeu, allons-y ! « Le soldat d’antichambre de Monsieur » tombe le masque… Puis c’est le tour de « la coiffeuse de Madame ». Fin du carnaval, Arlequin puis Lisette exhibent à tour de rôle le « fond du sac ». Rien n’est vraiment grave, c’est l’occasion d’une franche rigolade entre domestiques qui peuvent enfin se laisser aller : le marivaudage affecté cède aussitôt la place à l’érotisme débridé, Arlequin et Lisette se précipitant l’un sur l’autre pour une étreinte torride.
Il ne reste plus que le masque délicat de Silvia. Au moment où elle a obtenu la reddition totale de Dorante tombé à genoux, au moment où elle-même s’émerveille et se laisse aller à une ultime rêverie « vous ne changerez jamais ! », elle peut enfin dévoiler son vrai visage de souveraine. Devant l’air abasourdi de Dorante, Orgon éclate de rire dans les bras de sa fille.
Dans un autre angle du décor, fin du cycle, Arlequin adresse l’ultime galanterie à Lisette : « avant notre connaissance, votre dot valait mieux que vous ; à présent, vous valez mieux que votre dot ! » et puis place à la pirouette : « Allons, saute marquis ! » Chacun a retrouvé sa place et le jeu est terminé !
Le jeu de l'amour et du hasard -Marivaux - de Laurent Laffargue
Uploaded by Morgansoleilbleu on 2014-05-16.