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Didier Daeninckx, imprimeur de mémoires…

Publié le par Eric Bertrand

Salle du CDI du lycée Vieljeux, mardi 30 janvier 2018. L’auteur de Meurtres pour mémoire, de Cannibale et de bien d’autres livres est invité à l’initiative de LEAR et des professeurs de français. Didier DAENINCKX… Un défi orthographique et sonore pour les élèves de secondes venus le rencontrer en ce début d’après-midi. A ce propos, l’homme se souvient encore de cet éditeur qui lui avait signalé qu’avec un tel nom, il ne ferait jamais carrière dans la littérature…

Et pourtant, tout s’est un jour emballé pour cet ancien imprimeur, issu d’une famille d’ouvriers et de paysans et qui ne songeait pas forcément à l’écriture. Son premier livre, il l’écrit chez un oncle, à La Rochelle, tout près d’ici, dans le quartier de TASDON. Il est au chômage, on est en 1977. Les questions sociales et politiques lui donnent envie de prendre la plume et de faire entendre sa voix, d’abord au sujet des centrales nucléaires… Il lit beaucoup, dévore des BD dont les auteurs sont en plein essor (à un élève qui lui demande s’il a « déjà croisé des célébrités » il répond avec émotion en évoquant sa rencontre avec le dessinateur Tardi, Jacques Tardi, l’homme remarquable, pas « le Spielberg de la bande dessinée »). Il se nourrit de polars noirs, d’ouvrages de science-fiction qui, précisément à cette époque, s’imposent progressivement dans l’horizon littéraire. C’est aussi le lancement de Charlie Hebdo qui laisse libre cours à une pensée franche et cinglante, au trait caustique, à l’humour tranchant net, comme un couteau.

Didier Daeninckx a choisi ses maitres et sa « bande ». Il n’est pas un écrivain du canif, ni de la plume émoussée. Il repère ses cibles, lance des traits incisifs et tire dans le mille. Meurtres pour mémoire est un best-seller. Publié quatre ans après le précédent, l’éditeur qui avait laissé le premier manuscrit dans la cage, lâche enfin le fauve. Toutes griffes dehors, rien ne semble plus l’arrêter, ni la censure, particulièrement virulente en 86 sous Pasqua, ni la hargne vengeresse d’un élu partant traquer l’ouvrage Nazis dans le métro, jugé trop engagé, ordonnant manu militari d’épurer les bibliothèques et de mener la chasse au Daeninckx… L’écrivain est dangereux, il brandit des vérités, les envoie comme des projectiles. Ses mots sont des pointes, ils dézinguent. Ses paragraphes sont des herses, ils grattent, ils creusent, ils dévastent la terre meuble. L’honnête citoyen doit protéger sa parcelle et se méfier de cet individu qui porte ses livres en ceinture d’explosifs et qui prend le parti de l’homme contre le pouvoir en place.

Comme la presse de la machine à imprimer qui, un jour, suite à un fâcheux accident de travail, lui a meurtri les mains, l’écriture est une sorte de rouleau compresseur. En réponse à un élève qui l’interroge sur la question de « l’inspiration », l’écrivain corrige et parle d’obsession. Cette « obsession » qui consiste à choisir un sujet qui dérange, à le mettre sous les dents du clavier, à en examiner toutes les coutures, à en analyser la substance, afin au bout du compte, d’en dégager la vérité… L’opération donne ainsi une idée du pourcentage de « transpiration » nécessaire à toute œuvre. Nourri de littérature réaliste, de Zola, de Jack London à qui il rend hommage, Daeninckx se plonge dans un milieu différent à chacun de ses livres, inspecte le réel, flaire la chose suspecte, et la plupart du temps, soulève le tapis et la polémique.

Car ce qui l’intéresse surtout, ce sont ces hommes qu’on ne voit pas, ces hommes sur qui les gens marchent volontiers quand ils sortent des beaux immeubles dans les quartiers chics de Paris ou d’ailleurs. Tous les jours, il les voit, sur les trottoirs, dans le métro, devant le hall d’entrée des beaux immeubles des éditeurs. Il est celui qui marche dans les rues, qui s’arrête, interroge et écoute les naufragés, les paumés, ceux que Jack London précisément appelait « le Peuple d’en bas ». Ils sont toujours là, à toutes les époques, les dreamers, les humiliés, les « cannibales ». En 1931 à l’époque de l’Exposition Universelle, quand on exhibait les indigènes dans les zoos, en 2018 dans les camps de fortune où se massent les réfugiés, que les médias, metteurs en scène de la vie, appellent « des migrants »…

15h25. L’heure tourne… Une dernière question ?

« Monsieur Daeninckx… Quel est votre regard sur notre monde ? »… Comment dire ?... Certes, nous avons accompli des progrès dans beaucoup de domaines depuis les années 60. Mais en même temps, quelle régression vers la violence et la barbarie… Le sinistre « balancier de l’histoire » continue décidément son infernal mouvement. C’est de la chair humaine qu’il frotte à chacun de ses passages, cet amalgame de pulsions et de désirs contradictoires où se côtoient le pire et le meilleur… Au fond, lorsqu’il crée ses personnages, le romancier ne se nourrit-il pas de cette matière ? Le travail de l’écrivain ne consiste-t-il pas aussi, d’une certaine façon, à observer les cordes qui tiennent le balancier et à tâcher coûte que coûte, sinon de les trancher, au moins de les faire jouer ?

Mue par d’autres ressorts, l’heure avance sur la grosse horloge du CDI et les lycéens commencent à bouger, à secouer les liens, à sentir des petites vibrations filtrer dans les portables. Il est temps qu’on les libère de la grosse ficelle de la littérature. Quitte à en tirer les fils un peu plus tard, dans les livres.

Didier Daeninckx, littérature au lycée

Didier Daeninckx, littérature au lycée

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