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Les sombres dimanches

Publié le par Eric Bertrand

« Sombre dimanche ! »… C’est ce que marmonnait ma grand-mère tout au long de ces journées dominicales où, ne trouvant pas de raison de sortir de chez elle pour aller en ville « voir les magasins » – à cette époque où ils étaient fermés – ou pour « faire des courses », elle ne se peignait même pas les ongles en rouge et n’ouvrait pas le précieux flacon de vernis, annonciateur d’yeux maquillés et de hauts-talons.

J’étais petit et je l’entendais ruminer tandis qu’elle traînait ses chaussons sur le lino de l’appartement situé au quatrième étage d’un immeuble vétuste. « Sombre dimanche ! »… Dans la famille, on disait qu’elle ne l’avait pas inventée, cette expression, et qu’elle figurait probablement dans sa mémoire aux côtés des autres formules toute faites empruntées à des films, à des livres ou à des chansons et qu’elle répétait aussi, au gré des circonstances, en prenant des airs de tragédienne le doigt levé, ou remuant des hanches : « à l’ombre des grands saules », « y’a d’la joie », « non, je ne regrette rien ! », « le bonheur ne passe qu’une fois », « vous oubliez votre cheval »…

Et bien des années plus tard, en feuilletant hier un livre sur Gainsbourg, je découvre que, dans son dernier album, ce sampleur de génie, capable d’adapter à sa guise des mélodies de Chopin, de Brahms ou autres Dvorak est allé chercher une vieille chanson de Damia intitulée : « Sombre dimanche » et qu’il en a fait « Gloomy Sunday ». J’écoute aussitôt Damia à la voix de qui je ne suis pas habitué et j’entends la voix de ma grand-mère, je vois le poste de radio dans la cuisine, les photos d’Ava Gardner découpées dans les magazines, le bruit  des hauts-talons sur l’escalier en bois qui descendait dans la cour intérieure, l’odeur vague du vernis à ongles dans la salle à manger au-dessus de la table sur laquelle elle posait son miroir ovale... Et je découvre aussi ces germes gainsbouriens que, sans le savoir, cinquante ans plus tôt, elle a semés en moi.

À quelques écarts près, c’est le même texte et la même musique. Serge l’a simplement « arrangé » en ajoutant des sons et des mots bien à lui : « et je suis resté tout seul comme un con, pauvre conne et j’ai pleuré tout bas en écoutant gueuler la plainte des frimas »… « Je crèverai un sunday »…

J’avais toujours cru que, se sentant plus fragile, Gainsbourg avait écrit cette chanson un soir de spleen, comme un texte prémonitoire anticipant sur ce sinistre jour de février où il nous a quittés.  Et j’imaginais la scène au 5 de la rue de Verneuil, un peu baudelairienne, façon « Mort des amants », où « les cierges brûleront comme un ardent espoir »…

Mais depuis hier, cette chanson jette un double feu dans ma mémoire.

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