Marcher au fil des Saisons avec Patrick Tudoret En marchant. Petite rhétorique itinérante
Devant un public assis, livre déjà en main comme un bâton de marche, l’écrivain est debout et en ce samedi 25 mars à La Rochelle, dans cette librairie des Saisons qu’il connaît bien, il convie les lecteurs à « l’élévation » de la marche à pied, à cet exercice qui permet, à la façon du géant Antée de la mythologie, de puiser des forces dans la terre par le simple exercice d’y poser son pied puis de le lever…
Patrick Tudoret pratique cette activité depuis bien longtemps dans le sillage d’autres grands marcheurs auxquels il fait allusion dans son dernier ouvrage : « En marchant, petite rhétorique itinérante » qui vient à peine de paraître chez Tallandier. Partageant ses bottes de sept lieues avec une vingtaine de personnes installées aux premières loges de la maison de l’Ogre des livres, il sème des petits cailloux de références.
Pourquoi marcher ? La question est faussement naïve. Elle a le mérite de la plante… Elle chatouille la voute plantaire, elle ouvre la réflexion, elle déroule, elle oxygène… Marcher, c’est rentrer en soi. Marcher, c’est aller au-devant et au-dedans des lieux, aussi bien dans les grandes villes bourdonnantes qu’au cœur de la campagne, du désert ou de la forêt. Marcher dans le fracas de la cité, dans les grandes métropoles, dans « le vacarme du monde » qui effrayait Nabokov, à Shanghai ou à Hanoï où malgré son horreur de la foule, il se souvient avoir perçu comme « un murmure », une impression de sérénité absolue sous un inouï coucher de soleil sublimé par le cynique pinceau de la pollution. Marcher obstinément, à Los Angeles où, depuis l’époque de Kérouac et des hobos, le marcheur n’est déjà plus qu’un vagabond incapable de se payer la moindre voiture…
Avancer toujours tout droit. Se lancer des grands défis comme Sylvain Tesson, Nicolas Bouvier, ou plus modestement, comme « l’écrivain caboteur » qui marche au bord du Néant ou « au bord de l’infini », sans jamais tomber dans le vide et qui atteint les bords du Beuvron, pas loin de l’endroit où il habite quelque part dans le Vendomois… Pousser ses pas à La Rochelle où il vient souvent « trotter menu » avec une personne chère à son cœur. Entrer dans la forêt et voir autrement la nuit, quand les bêtes se réveillent. Marcher vers l’inutilité et « la liberté libre » chère à Rimbaud.
« Presqu’île ballottant sur ses bords… », Patrick Tudoret aime aussi les planches. Je l’avais rencontré au moment où il présentait, en compagnie de la comédienne Marie Lussignol, la pièce adaptée de son livre sur Juliette Drouet. Victor Hugo est une référence absolue, lui qui pendant son exil à Guernesey, accomplissait de manière rituelle, (à une époque où le marcheur ignorait tout du compteur de pas et de la montre connectée) son « mille passus ». Du haut de ses falaises, il savait à quel point la tombe de Léopoldine était loin de lui. Mais marcher, comme le confie Patrick Tudoret, c’est aussi cheminer auprès de ceux qu’on a perdus et à qui notre mémoire offre comme « un bouquet de houx vert et de bruyère en fleurs ». C’est emprunter « dans l’or du soir » des chemins pas forcément noirs ; c’est se délester peu à peu des biens matériels qui nous engluent et des signes de cette société de consommation qui nous pèse dans les épaules et sur la nuque comme un mauvais sac à dos.
« Otez-tout que j’y vois », « ne gisons pas dans le caniveau mais regardons vers les étoiles » : Paul Valéry et Oscar Wilde se rejoignent dans le même avertissement. Lever le pied, c’est, au fil des jours, au fil des années, devenir un « sacré marcheur », quelqu’un qui, comme le Christ, n’a d’autre objectif que la sublimation par l’ascèse. Aller « sous le ciel Muse », sans esbroufe, sans équipement clinquant pour « faire le désert », ou « faire la Mongolie », mais en « bohémien », avec ce manteau de bure à travers lequel Hugo voyait des constellations ou avec un vieux paletot sur le dos et filer comme Rimbaud vers son « auberge à la Grande Ourse ».
Mais le corps est un satellite qui dévie parfois de sa course et il se peut bien qu’arthrose, lumbagos et ampoules diverses viennent contrarier les élans vers le ciel et court-circuiter quelques étoiles. Mais l’Idée fixe est là, pour relever l’animal blessé, pour redonner l’humus à la plante. Alors l’écrivain philosophe « met à la voile vers sa pâle étoile » et a recours à une image qu’il emprunte à Nietzsche : marcher, c’est assister à une lente métamorphose… Dans le désert, le dromadaire bâté de diverses marchandises inutiles parvient à se débarrasser de ces liens et à devenir un lion : auréolé de lumière et de parfums inconnus et troublants, il sent pousser autour de son front une crinière vigoureuse et magnétique. Puis ses sabots s’allègent, mélangent « le caniveau », le sable et le vent ; il devient un enfant, ivre et léger « comme un papillon de mai ».
Patrick Tudoret a le frisson, il se souvient de ses émerveillements devant certains paysages, le silence « térébrant » des plateaux d’Auvergne, le murmure de la foule à Hanoï, le cliquetis des mâts la nuit dans le port de La Rochelle illuminée ; se retrouve petit garçon, sur les pas de Pagnol au Parc Borély où il venait quand il était « minot » et les clochettes des chèvres aux pieds du mont Garlaban.
L’heure a tourné, les chaises craquent.
Les lecteurs se lèvent, ils marchent vers le livre. Une signature, c’est un pas dans le sable, une orientation dans le ciel.
Ils rejoignent la rue, la trépidation urbaine, les stridences chères à Apollinaire. Ils ont des semelles de vent.