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Dosette de lecture n°154 : Tommaso di Lampedusa : « Le Guépard », les mailles incandescentes d’un majestueux texte sicilien

Publié le par Eric Bertrand

            Sous le ciel pourtant toujours étoilé quelle mauvaise surprise l’agitation des hommes réserve-t-elle à la marche de l’Histoire ? Du haut de son observatoire, à côté de sa grande bibliothèque, le prince Fabrizio Salina médite sur sa vie et sur l’évolution de sa famille et de la société autour de lui. Il est l’un de ces grands repères qui basculent au moment de la montée de Garibaldi et d’une subite accélération des événements au cœur desquels se trouve son neveu Tancrède. En 1860, la révolution gronde en Italie, les aristocrates perdent leurs privilèges et pourtant « tout change pour que rien ne change » selon l’expression qui martèle le texte.
Le récit rejoint à plusieurs reprises le point de vue découragé du prince qui observe le monde autour de lui et qui le confronte à ses anciens repères et à ses valeurs qui n’ont plus grand-chose à voir avec celles du présent : l’argent contre la propriété, la malice et la machination contre l’élégance, l’ambition contre la conscience du rang, la beauté éclatante de la roturière Angélica contre l’affadissement et l’usure des princesses siciliennes.
             Dès le début, le lecteur perçoit à travers le style une immense mélancolie et se résigne peu à peu, comme le prince, à l’idée d’une fin inexorable. Du reste, pourquoi chercher à s’y opposer ? À la fin du roman, tandis qu’il regarde de la fenêtre de son hôtel de Palerme, « la mer étale », Salina sent la vie qui lui échappe. Elle est « vapeur au-dessus d'un étang », « nappe » formée, grossie, roulée au fil des années, « modeste résidu » face à l'immensité qui le dépasse. « C'était un lundi de la fin juillet, à midi, et la mer de Palerme, compacte, huileuse, inerte, s'étendait devant lui, invraisemblablement immobile... »
             Dans sa mémoire et aussi dans celle de l’auteur, tous ces fragments de l’aventure humaine, ces étincelles, ces explosions, ces cendres, finissent par se mêler au feu de l'Etna, au bleu de la mer, aux pluies torrentielles de l'hiver ; ils se fondent aux brûlures des « six mois d’été siciliens », aux fleurs et aux fruits chauffés sous l’ardeur du soleil ; ils fusionnent avec les langues et les voix des nombreux envahisseurs, grecs, arabes, normands, phéniciens ; ils croisent les odeurs fortes ou âcres et les parfums légers, et ils tissent ainsi les mailles incandescentes d’un majestueux texte sicilien.


 

Sicile

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