Proust : le bal des têtes (7)
Invitation au « bal des têtes », suite, en tête à tête avec Marcel !
« Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d'autres, avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j'aurais pu dîner cent fois en face d'eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n'aurais pu deviner la royauté d'un souverain incognito ou le vice d'un inconnu (...)
Parfois pourtant l'ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d'un inculpé qu'il a vu, j'étais forcé tant la différence était grande de dire : "Non... je ne la reconnais pas." Gilberte de Saint-Loup me dit : "Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux seuls au restaurant ?" Comme je répondais : "Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme", j'entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m'empressai d'ajouter : "Ou plutôt avec un vieil homme."
Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma
mère, ma mère pour qui j'étais toujours un enfant. Or je m'apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu'elle. Si j'avais fini par enregistrer comme elle certains changements
qui s'étaient faits depuis ma première enfance, c'était tout de même des changements maintenant très anciens. J'en étais resté à celui qui faisait qu'on avait dit un temps, presque en prenant de
l'avance sur le fait : "C'est maintenant presque un grand jeune homme."