Proust : le bal des têtes (13)
Epreuve du temps soulignée par le rapprochement avec l’océan... et la géométrie ! Il fallait y penser !
« Mais d'autre part, l’aspect nouveau de Mme d’Arpajon ne m'était pas inconnu. C'était celui que j'avais souvent vu au cours de ma vie à des femmes âgées et fortes, mais sans soupçonner alors qu'elles avaient pu, beaucoup d'années avant, ressembler à Mme d'Arpajon. Cet aspect était si différent de celui que j'avais connu à la marquise qu'on eût dit qu'elle était un être condamné, comme un personnage de féerie, à apparaître d'abord en jeune fille, puis en épaisse matrone, et qui reviendrait sans doute bientôt en vieille branlante et courbée. Elle semblait, comme une lourde nageuse qui ne voit plus le rivage qu'à une grande distance, repousser avec peine les flots du temps qui la submergeaient.
Peu à peu pourtant, à force de regarder sa figure hésitante, incertaine comme une mémoire infidèle qui ne peut plus retenir les formes d'autrefois, j'arrivai à en retrouver quelque chose en me livrant au petit jeu d'éliminer les carrés, les hexagones que l'âge avait ajoutés à ses joues. D'ailleurs, ce qu'il mêlait à celles des femmes n'était pas toujours seulement des figures géométriques. Dans les joues restées si semblables pourtant de la duchesse de Guermantes et pourtant composites maintenant comme un nougat, je distinguai une trace de vert-de-gris, un petit morceau rose de coquillage concassé ; une grosseur difficile à définir, plus petite qu'une boule de gui et moins transparente qu'une perle de verre (...) »