Proust : le bal des têtes (18)
De la mère à la fille. Des ressemblances inattendues !
« Pour les vieillards dont les traits avaient changé, ils
tâchaient pourtant de garder fixée sur eux à l'état permanent, une de ces expressions fugitives qu'on prend pour une seconde de pose et avec
lesquelles on essaye, soit de tirer parti d'un avantage extérieur, soit de pallier un défaut ; ils avaient l'air d'être définitivement devenus d'immutables instantanés d'eux-mêmes.
Tous ces gens avaient mis tant de temps à revêtir leur déguisement que celui-ci passait généralement inaperçu de ceux qui vivaient avec eux. Même un délai leur était souvent concédé où ils pouvaient
continuer assez tard à rester eux-mêmes. Mais alors le déguisement prorogé se faisait plus rapidement ; de toute façon il était inévitable.
Je n'avais jamais trouvé aucune ressemblance entre Mme X. et sa
mère que je n'avais connue que vieille, ayant l'air d'un petit Turc tout tassé. Et en effet j'avais toujours connu Mme X. charmante et droite et
pendant très longtemps elle l'était restée, pendant trop longtemps, car, comme une personne qui, avant que la nuit n'arrive, a essayé de ne pas oublier de revêtir son déguisement de Turque, elle
s'était mise en retard, et aussi était-ce précipitamment, presque tout d'un coup, qu'elle s'était tassée et avait reproduit avec fidélité l'aspect de
vieille Turque revêtu jadis par sa mère. »