Ornithorynques sous les masques de Dom Juan, Cyrano et Scapin
Le Dom Juan de Molière est un événement dans la carrière du dramaturge et c’est aussi un événement dans le quotidien un peu morose d’un lycée de La Rochelle à la saison maussade.
Lorsque Molière le présente au Roi, Dom Juan dispose de toutes les qualités pour distraire aussi bien la cour du Roi Soleil en 1665 que la cour de récréation en 2022, surtout quand le spectacle commence, sous les masques, à huit heures du matin. L’astucieux auteur et directeur de troupe sort blessé de la crise du « Tartufe » qui lui a valu les foudres des religieux et il choisit, pour sa nouvelle pièce, de raconter les débauches et les excès d’un grand séducteur que tous les lecteurs de l’époque et tous les lycéens (à peu près) connaissent déjà.
Et s’ils ne le connaissent pas, qu’à cela ne tienne, la troupe des Ornithorynques se chargera de le leur présenter. Et si ce n’est pas Dom Juan, ce sera Scapin, ou Cyrano. Chez les Ornithorynques, on ne recule devant rien, même pas devant « cent hommes ».
Le héros de ces pièces est de toute façon un turbulent, un spadassin des mots et un teigneux. Et un parterre de lycéens mal réveillés ou mal intentionnés, assis dans une salle de devoirs ne l’effraie pas. Sitôt les trois coups cognés contre la porte par le professeur accompagnateur, c’est la voix et l’audace qui l’emportent. Avec Dom Juan, on est au XVII° siècle mais cet empanaché libertin se rit aussi bien des principes que des normes du théâtre classique. Tout comme Cyrano, il change de lieu et de décor à chaque acte et, sur un rythme endiablé, il entraine le spectateur dans un tourbillon jusqu’au seuil de l’Inconnu…
Au second étage du lycée, à deux pas du silencieux CDI, quand on passe dans le couloir, on entend bien qu’il se passe quelque chose derrière les murs, car, en ces jeudi 20 et vendredi 21 janvier 2022, les Ornithorynques ont relevé le défi de jouer coup sur coup au lycée Vieljeux, dans cette austère salle d’examen, et devant 15 classes de secondes et de premières, leur propre version de Dom Juan, des Fourberies de Scapin et de Cyrano de Bergerac. A chaque représentation, Molière et Rostand se bousculent à l’entrée, en même temps que la petite soixantaine de spectateurs qui n’ont pour la plupart jamais encore assisté à une pièce de théâtre de type professionnel.
Et quand tous les lycéens sont en place, sagement résignés au spectacle qu’ils s’imaginent ennuyeux (mais qui aura toujours le mérite de faire sauter des cours), ils s’étonnent pour le Dom Juan de ne voir sur la petite scène que deux hommes. Deux acteurs pour une pièce qui en comporte une bonne quinzaine, et notamment des femmes… Soi-disant que le camion de la troupe est resté bloqué dans un bouchon entre Paris et La Rochelle avec les décors, les techniciens et les autres personnages…
Tant pis, on commence et le verre est jeté.
Aussitôt, ces deux-là font voler en éclats ce que, dans le jargon du théâtre, on appelle « le quatrième mur ». La pièce qu’ils vont jouer est une réécriture : « Duo pour Dom Juan ». Et personne ne surgira in extremis du « camion » pour oser les aider à incarner les rôles de Dom Louis, le père de Dom Juan, de Dom Carlos et de Dom Alonso, les frères d’Elvire, de Gusman le valet, de Piarrot, le paysan flanqué de ses deux « beautés de la campagne », Charlotte et Mathurine (la plantureuse Mathurine), d’Henrique, le Pauvre, de M. Dimanche, du Commandeur, du Spectre…
Le public est captif. Il participe, rit de bon cœur, commente, fournit même une veste un peu mal taillé pour les épaules de l’emprunteur qui lui reproche son odeur de parfum. Et puis, très vite, deux, trois, quatre élèves (et même le professeur) sont invités à monter sur scène. Les masques qui se croisent sur scène ne sont pas tous antigéniques ou de type FFP2. Les masques de la Commedia dell’arte sont aussi de la fête et les deux comédiens les font voltiger dans une folle sarabande où le spectateur se réjouit à la fois des mimiques de Charlotte, de celles de sa rivale Mathurine et des cent visages de l’hypocrite. Complètement entraînés par ces deux funambules qui passent sur un fil de l’espace de la scène à l’espace du public, les élèves partagent quelque chose de nouveau et d’inouï… Une sorte de complicité magique et euphorique avec des personnages venus d’un autre temps.
Ainsi, dans le silence et le bonheur du spectacle, un temps de respiration est-il donné à Dom Juan qui peut encore « étendre ses conquêtes amoureuses » en cherchant ses proies dans le public ou dans l’escalier ou derrière la porte d’entrée de la salle polyvalente où l’on entend soudain une fille pousser un cri hystérique lorsque surgit le prédateur. Et sitôt la farce passée, le spectacle enjambe dans le domaine de la tragi-comédie avec l’apparition de Dom Louis, effrayant sous son masque et son manteau, maudissant son fils, honte de la famille. Puis c’est la tragédie avec la scène terrifiante de la statue du commandeur qui vient chercher et châtier Dom Juan. Un masque est suspendu au rideau et deux yeux rouges s’allument quand il est proche.
Sganarelle hurle de panique. L’au-delà vient de rendre sa sanction. Dom Juan s’effondre. Le Sganarelle reste là, planté. Déjà fini ? La pièce s’achèverait-elle comme une tragédie ? Les lycéens ne savent pas à quoi s’en tenir. Le flamboyant Dom Juan gît près de son valet. Prépare-t-il une ultime pirouette, un assaut à « la lune opaline » ? Sganarelle s’est mis à brailler : « mes gages, mes gages ! » Et soudain, son visage devient sournois : il retourne la veste de son maître, lui fait les poches et en retire un portefeuille bien garni. Le domestique ne tremble plus, l’espace d’un instant son pouvoir d’achat a été menacé. Mais l’argent vient de « tomber du camion » !