Sylvie GERMAIN et « la hauteur de la Littérature"
Il y a quelques années déjà, les lycéens élisaient le roman de Sylvie GERMAIN, « Magnus », prix Goncourt. C’était en 2005. Et en ce mois de juin 2022, l’un de ses textes, extrait de son roman « Jours de colère » paru en 2009 a été proposé en commentaire à l’épreuve de français du bac et a généré, comme le rapporte le Figaro du 20 juin, « un torrent d’insultes sur les réseaux sociaux », les élèves lui reprochant notamment son vocabulaire difficile, l’opacité de ses images et le thème abordé (les forêts)…
Sylvie GERMAIN n’est pas un écrivain médiatique ni un écrivain facile. Mais qui a dit que la Littérature se contentait de la complaisance et de la facilité ? Loin des paillettes et des polémiques, elle préfère donner matière à la réflexion, à l’humour, à l’intelligence et au bruissement des arbres. La Littérature et la pensée ne se satisfont pas de la médiocrité et j’ai eu la chance en 2016 d’assister à un passionnant échange qu’elle a eu avec des lycéens.
Dans la salle du CDI spécialement aménagée pour « l’événement », les élèves sortent de leurs poches une liste de questions. Certains préparent déjà un exemplaire à dédicacer : « Magnus » pour la plupart, « l’Inaperçu » pour les autres. Sans grande surprise, l’entretien s’engage sur les thèmes de la profession et de l’inspiration. Comment vous vient l’inspiration ? L’écrivain vit-il de sa plume ?... « De son clavier ! » rectifie-t-elle ! Mais elle aime l’expression « vivre de sa plume ». Les mots ont toujours un effet doux et caressant sur celle qui les côtoie et qui les travaille de l’intérieur. D’ailleurs, à un élève qui rend hommage à la qualité poétique de son écriture et qui lui demande si elle va « chercher les mots dans le dictionnaire », Sylvie GERMAIN rétorque qu’elle va seulement les vérifier dans le Grand Robert ! Et c’est à ce moment que tout commence ! Le rebond de l’imaginaire, la traque des racines, des familles, des rapports infinis que les mots entretiennent les uns avec les autres…
En effet, le véritable écrivain a du flair : il va dénicher ses thèmes au fond de ce magma complexe que certains appellent « l’inspiration ». Osons avec elle une métaphore : le personnage sur lequel s’ouvre son dernier roman (« À la Table des hommes ») est un petit cochon en liberté. Au moment de l’écriture, elle a pris plaisir à suivre ses mouvements, ses cabrioles, à se mettre du côté du « groin », de « l’épiderme » de l’animal pour essayer de capter la réalité autrement… Ça ressemblerait à ça, le travail de l’écrivain, à cette recherche impatiente des racines et des sucs naturels qui finiront par faire « pousser une phrase »… L’écrivain est un tâcheron : il lui faut retourner la terre, disperser la motte, tordre le stylo et tordre les mots et les images.
Dans ce travail sourd et lent, dans ce « gros bouillon » de l’écriture, l’œuvre est en germination, mais elle n’est jamais terminée. « Magnus » faisait référence à la Seconde Guerre mondiale et à la barbarie nazie ; de la même façon « À la table des hommes » évoque un pays imaginaire qui pourrait bien être l’ex-Yougoslavie, ou aujourd’hui l’Ukraine. Dans ces deux cas précis, l’auteure prolonge son interrogation sur ce qu’elle appelle « le schéma génocidaire ». Car ce qui l’interpelle au-delà de ces faits réels, c’est la question de l’humain. L’humain avec toutes ces passions qui entrainent souvent les hommes dans le vertige et les tourments. En cela, Sylvie GERMAIN continue l’œuvre de grands auteurs dont elle cite l’influence et le rayonnement moderne : DOSTOÏEVKI, TOLSTOI, BERNANOS, STEINBECK. Ces écrivains qu’elle admire ont su, mieux que les autres, « s’emparer de la folie humaine » et ils en ont profité pour poser la question de Dieu et de l’existence du Mal. Dans « Les Frères Karamazov » DOSTOÏEVSKI écrit que « Le cœur de l’homme n’est qu’un champ de bataille où luttent Dieu et le diable ». Dans les romans de Sylvie GERMAIN, les personnages eux aussi font « une traversée tourmentée ». Ils plongent dans cette épreuve pleine de bruit et de fureur et ils en ressortent autrement, au terme de l’aventure...
Au premier rang, un élève s’endort contre les genoux d’un camarade à qui on a demandé d’éteindre son portable et qui aimerait sans doute aborder un thème plus léger, ou twitter qu’il s’emmerde avec une auteure chiante… Un autre qui tord son livre depuis un moment ose enfin la question qui lui brûle les lèvres. « Pourquoi vous intéressez-vous tant au thème du génocide ? » La question est essentielle, elle permet d’approfondir la réponse que l’écrivaine vient de fournir à la jeune fille qui l’interrogeait sur le sens du mot « théophanie » : comment expliquer cela ? Le monde traverse des moments de convulsion où « Dieu n’est pas dedans »… Eh bien, ces moments de convulsion, ce sont ceux-là qui me secouent et qui donnent le branle à l’écriture : tout remonte à la surface : souvenirs, angoisses, instincts, sensations, mythes, religions, actualités… Encore une fois « le gros bouillon, jeune homme ! »… Ce même bouillon qui pourrait jaillir dans votre esprit si, d’aventure, vous deveniez auteur, vous aussi ! Quand j’avais votre âge, j’ai vu un jour, en cours d’histoire, le film « Nuit et brouillard » et j’ai été profondément bouleversée. La « convulsion du monde » défilait devant mes yeux d’adolescente, s’étalait là, dans toute son ignominie… Aujourd’hui, c’est sous vos yeux à vous qu’elle s’est mise à défiler et tout a commencé le 11 septembre 2001…Vous êtes les enfants de la génération de Charlie Hebdo, du Bataclan… De la guerre en Ukraine… Et vous éprouverez peut-être le besoin de le manifester un jour, à votre tour.
Alors vous serez devenus écrivains.