Ennio ou la musique qui tire des larmes
Dans le cadre du Festival du film de La Rochelle, j’ai eu la chance de voir hier ce beau documentaire que le réalisateur de « Cinema Paradiso », Salvatore TORNATORE, consacre à Ennio Morricone. Depuis que ce compositeur de génie a collaboré avec les plus grands cinéastes, il est devenu évident aux yeux du public que la musique de film est un art, aussi puissant que « la grande musique » et Ennio s’en explique au sein d’une série de témoignages. Il avoue même avec beaucoup d’émotion qu’il a souffert du mépris dans lequel ses pairs l’ont tenu à l’époque où il était considéré comme un traitre simplement parce qu’il pratiquait cette musique indigne d’un vrai musicien.
Ce documentaire d’une durée de 2 h 36 qui retrace toute la carrière du maitre, le montre au travail, penché sur ses partitions, à l’affut du signe, de l’appel acoustique susceptible de déclencher l’élaboration et, au terme de tout le processus, le jaillissement de l’œuvre. Il fait entendre toutes ses mélodies devenues si familières aux spectateurs et souligne à quel point sa musique est une musique de l’âme, une sorte de silhouette impalpable qui a accompagné son public au fil des années, enveloppée dans son manteau d’images.
C’est un harmonica qui geint au bord d’une voie ferrée. Un esprit lancinant, une angoisse qui rôde et qui allume les yeux des personnages, filmés en gros plan. Regards d’acier de Charles Bronson, d’Henri Fonda. Colts brillants à la ceinture. Doigts électriques sur la gâchette… Le train à vapeur arrive du fond du désert. Les bruits fournissent le charbon de l’écriture musicale. Frein. Avertisseurs. Ralenti des bielles. Grincement des ressorts. La locomotive s’immobilise enfin dans la petite gare et le spectateur entend presque le frisson de Claudia Cardinale et le froufrou de sa robe. Sur le feutre de ses escarpins, elle entre au contact d’un monde cru et assourdissant, où les hommes sont des loups, des truands, ou des salopards.
Et dans l’atelier du Far-West, la musique de l’alchimiste de l’image prend aux tripes. Elle est un pistolet armé, un balancier qui tape le temps et qui mesure la charge émotive et la charge de poudre, un sablier qui tamise après l’explosion et filme les mines et les colts dorés en plan serré, jusqu’à la pépite. Silence du vent, de la mouche qui bourdonne, de la chaîne qui gémit. Tout vit, tout est plein d’âme. Le fantôme de musique monte dans le ciel bleu, tire encore sur sa chaîne, enveloppe doucement l’Ouest, l’Amérique, la Révolution. C’est le clavier d’un soleil éblouissant qui dépose sa note d’éternité.
La plume au-dessus de la feuille blanche, la cartouchière remplie de balles en or massif, le doigt à la crosse, Ennio repart dans le wagon. Derrière lui, Claudia a franchi la porte de la station ; la lumière lui fait cligner les yeux. C’est celle de la petite ville poussée au cœur du grand désert, celle de l’émerveillement de Toto devant l’écran de cinéma, celle de la mémoire de Noodles devant la silhouette évanescente de Déborah, celle de tant de films et de variations à venir, encore masquées derrière les partitions.
Claudia s’essuie les yeux. Elle a les oreilles qui bourdonnent et le cœur qui tremble, ses escarpins vacillent. Parfois la musique fait pleurer, comme la peinture ou la poésie.
ENNIO Bande Annonce (2022) Documentaire sur Ennio Morricone
ENNIO Bande Annonce (2022) Documentaire sur Ennio Morricone par Giuseppe Tornatore© 2022 - Le Pacte