Baudelaire et Gainsbourg (Dosette de lecture n°68)
Alors que je viens de signer le BAT chez Hello éditions pour une fiction double inspirés de l’univers de Gainsbourg, et dont le titre est Chambre 69 suivi de Le Piano du diable, je propose un retour sur son univers particulièrement marqué par… Baudelaire, avec son Spleen de Paris et ses Fleurs du mal.
La référence à Baudelaire travaille l’univers de Serge Gainsbourg et notamment les premiers textes (les plus achevés littérairement...) Immédiatement viennent à l’esprit, pour qui connaît un peu l’univers baudelairien, les chansons « Couleur café » ou « Initials BB », dont les musiques et les rythmes soulignent et accentuent la résonance.
Un jour, au concours de l’Eurovision, on se souvient peut-être aussi de la sensualité d’une certaine Joëlle Ursul, nouvelle mulâtresse, interprète de « White and black blues » écrit par un Gainsbourg Pygmalion. Il y a aussi, dans les premiers albums, une chanson intitulée « Baudelaire » qui reprend « le serpent qui danse ». Tout Baudelaire est dans cette danse des sens, dans cette espèce de disque de la Beauté platine dont le support vinyle était la plus exacte des correspondances.
On trouve, du reste, le mot fameux mot baudelairien de « correspondances » dans l’une des premières chansons de Gainsbourg : « le Poinçonneur des Lilas ». Le texte explore, à sa façon, l’intimité d’un employé de métro assommé par la tâche « des p’tits trous, des p’tits trous, toujours des p’tits trous ». Le seul espace de liberté qui lui reste, c’est, « sous son ciel de faïence », de « voir briller les correspondances ». Cette première charge baudelairienne amorce aussi, dans l’œuvre de Gainsbourg, toute la thématique du voyage et du « scenic railway »...
Dans le contexte déprimant de la réalité quotidienne, le spleen menace de toutes parts. L’Idéal, (le Ciel sous la faïence !), est ailleurs. Au-delà de l’artifice, au-delà de l’Ennui, accessible uniquement par la grâce conjuguée du paradis artificiel et de la sensualité... Il faut réécouter, rien que pour le plaisir, le texte moins connu intitulé « l’alcool ». Le chanteur s’exprime à la place d’un malheureux aux prises avec les tourments de ses illusions. « Mes illusions donnent sur la cour / Des horizons, j’en ai pas lourd / Quand j’ai bossé toute la journée / Il ne me reste plus pour bosser / que les fleurs horribles de ma chambre... ». Notons bien ces « fleurs », pétales sans doute arrachées aux Fleurs du Mal. Le texte construit un double itinéraire : celui de la réalité et celui du rêve. « Dans les troquets du faubourg j’ai des ardoises de rêveries (...) et dans les vapeurs de l’alcool, je vois mes châteaux espagnols ». « La boue » dans laquelle vit son personnage cède soudain la place à « l’or » : « J’oublie ma chambre au fond d’la cour / Le train de banlieue au petit jour » : l’alcoolique « au regard morne, aux mains dégueulasses », change soudain de perspective, s’évade, se métamorphose.
Dans toute la chanson, le contraste entre les deux vies, les deux silhouettes et les deux horizons reproduit à sa façon les lignes d’un poème en prose du Spleen de Paris intitulé « la Chambre double ». « Une chambre qui ressemble à une rêverie... Sur le lit est couchée l’Idole, la souveraine des rêves » L’unique objectif du poète, allongé dans sa chambre, est également celui d’échapper au sordide et de retrouver le vertige qui le met au contact direct de l’Idéal. « Horreur ! Je me souviens ! Oui, ce taudis, ce séjour de l’éternel ennui (...) Dans ce monde étroit, mais plein de dégoût, un seul objet connu me sourit : la fiole de laudanum ». Le « fumeur d’opium » qu’est aussi Baudelaire ne se grise aux visions de « la souveraine des rêves, la sylphide », qu’à condition qu’il parvienne à vaincre le Temps et le « hideux vieillard » qui est en lui : « Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve / Donneront à sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui fera leur vigueur ? ».
Dans ce sens, le personnage de « l’alcool » écrit, à sa façon, Le Poème du haschich. Il est, chez Gainsbourg, cousin de celui qui, dans la chanson « Initials BB », « se morfond dans quelque pub anglais du cœur de Londres ». Par la vertu de « l’eau de Selz », il voit tout à coup émerger au-dessus de son verre, une créature splendide dont les grelots, « les clochettes d’argent de ses poignées », sont liés aux fantasmes baudelairiens des bijoux, de la peau mate et de la senteur. « La très chère était nue et connaissant mon cœur / Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores / Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur / Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures ». La créature du fond du verre a pris les traits de BB en ces années 60 où la star tentatrice du cinéma français donne envie aux créateurs de reparcourir tous les mythes...
Le « parfum exotique » de « l’essence de Guerlain dans les cheveux » enivre le poète et l’amène jusqu’à la légendaire Alméria : « agitant ses grelots / Elle avança / Et prononça ce mot / Almeria ». Chevelure, parfum, bijoux, mouvement, tous les ingrédients de l’extase baudelairienne sont favorisés par les vapeurs de l’eau de Selz. La retentissante entrée en matière de la porteuse de « médailles d’imperator » favorise le départ vers un port de nature à la fois exotique et érotique : limite extrême où le vice et le calcul guident le regard halluciné du buveur vers l’embouchure du haut des cuisses : « jusques en haut des cuisses elle est bottée, et c’est comme un calice à sa beauté »... La comparaison audacieuse, sacrilège, a le mérite de combiner à la fois les sensations olfactives, gustatives, visuelles, et auditives. C’est dans le calice tendu par cette beauté païenne qu’éclot une véritable « fleur du mal », souveraine et dominatrice, et mettant à genoux ces deux adorateurs de la Beauté éternelle, réunis par la magie de l’Art. « Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur / Ce monde rayonnant de métal et de pierre / Me ravit en extase et j’aime avec fureur / Les choses où le son se mêle à la lumière ».
Ecouter Gainsbourg, c’est faire vibrer Baudelaire.