Dans l’atelier du livre, post-scriptum. De notre soif de livres vienne la délivrance…
Etant donné le grand bouleversement auquel nous sommes confrontés et les conséquences que cela peut avoir sur nos esprits et nos modes de pensée et de vie, et au moment où je commence à recevoir des retours de lecture, j’ai envie de rajouter un post-scriptum à « Lire ou pâlir à sa vue », roman qui, en effet, au lieu de se passer en 2050 *, pourrait aussi bien être situé en 2026-2030. Comme l’a dit un jour Lénine, homme de révolution, « Il y a des décennies où rien ne se passe et il y a des semaines où des décennies se produisent. »
Nous assistons, interloqués, à un grand carnaval dont le défilé ridicule et tragique continue son inaudible cahot. Les chars des actualités fracassent les ondes et les images, jettent les livres au feu, en changent les titres, en bannissent les mots déclarés interdits. Et dans ce chaos, les pauvres mots dégringolent. Certains sont écrasés, d’autres, plus retors, enfilent les masques du mensonge et de la contre-vérité et viennent jouer les pitres, s’exciter tout au long de nos rues, et bousculer nos marges.
Les idées hirsutes, braillardes et outrageusement maquillées sortent des hangars de la propagande et de l’IA et les rejoignent ; elles ont faim de révolution ; elles ont tout entendu, tout ramassé, tout avalé et elles poussent les hommes à se dépenailler. On les entend brailler à chaque coin de carrefour ; elles invitent le langage à retourner sa veste et elles font croire aux hommes qu’il est plus facile et plus viril de brandir des pancartes et de hurler des slogans que de choisir la voie sinueuse de la culture et de la réflexion : « La guerre, c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance, c’est la force. » À la fin de 1984, le visionnaire Georges Orwell les avait déjà vues et entendues venir.
Alors, pour cette raison, continuons à lire, à aller au théâtre, au cinéma, à nous informer et à nous émerveiller à la manière du personnage de Martin Eden qui, au début du beau roman de Jack London, avant de se lancer dans l’aventure des livres et du savoir, s’extasiait devant les vers du poète Swinburne : « Libérés de nos peurs et de nos espérances, de notre soif de vie vienne la délivrance ! »
Les mots de Mario Vargas Llosa que je citais la dernière fois ne disent pas autre chose : « La littérature reste le seul moyen opérant pour maîtriser le langage. Et le langage, c’est ce qui est fondamental. Le langage, c’est ce qui permet à votre pensée de s’organiser. Le langage, c’est ce qui déploie et structure votre imagination, régit votre sensibilité, vos émotions, vos passions. Et cette richesse, vous ne pouvez pas l’acquérir en regardant la télévision ou en voyant des films : c’est le roman, la poésie, les grands essais qui vous la donnent. Lire, c’est protester contre les insuffisances de la vie. Lire, c’est se mettre en état d’alerte permanent contre toute forme d’oppression, de tyrannie, c’est se blinder contre la manipulation de ceux qui veulent nous faire croire que vivre entre des barreaux, c’est vivre en sécurité (…) Un monde sans littérature serait un monde sans insolence. Un monde d’automates."
*A propos de 2050, date que j’ai choisie pour ma dystopie, il y a plusieurs raisons, mais l’une d’elles est la suivante : à la fin de 1984, dans cet appendice » où il analyse la fonction politique et sociale du fameux « novlangue », Orwell indique d’abord que les œuvres de Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres vont être transformés et ajustés et puis il termine ainsi : « Il y avait aussi un nombre important de livres uniquement utilitaires – indispensables manuels techniques et autres – qui devaient subir le même sort. C’était principalement pour laisser à ce travail de traduction qui devait être préliminaire le temps de se faire que l’adaptation définitive du novlangue avait été fixée à cette date si tardive : 2050. »