Le premier chapitre de "Lire ou pâlir à sa vue"...
Chapitre 1
« Rentrée littéraire de 2050. Décennie de la reconquête de la lecture ».
Cet écriteau lumineux occupe une grande partie de mon champ de vision. Maintenant que je suis sorti du paquet de livres sous lequel j’étouffais, je respire nettement mieux et je peux voir à peu près tout ce qui se passe dans la librairie, distinguer les visages, entendre ce qui se dit et lire entre les lignes.
Il y a encore des piles de livres un peu partout autour de moi et plusieurs zones dédiées à diverses rubriques : voyages, arts, biographies, people-graphie, littérature, philosophie, astrologie, intelligence artificielle… Chacun de ces « ilots » est à la charge d’un vendeur qui gigote dans une veste sans élégance à l’enseigne du magasin et de son avatar assistant qui le suit comme un duplicata. Ma première impression, c’est que le vendeur chargé de mon rayon gère son stand à la façon d’un étal de marchandises et que la matière du livre, sa « substantifique moelle », compte moins que la coquille et le code barre.
Ce matin, le monde afflue, surtout depuis onze heures. Le chef libraire a prévenu ses troupes et le message est répété toutes les cinq minutes dans les haut-parleurs : c’est aujourd’hui le grand lancement de la rentrée littéraire et du début de « la décennie de la lecture. »
Même si les clients semblent à nouveau bien disposés à acheter des livres et, par la même occasion, à me débarrasser de ceux qui m’écrasent et qui prennent toute la place, mon champ de vision est encore obstrué. Je vois passer des ceintures desserrées, des bas de chemisiers fripés, des hauts de jupes tièdes, de shorts, des ceintures à ventre, des nombrils bronzés, munis d’anneaux, des ventres gonflés sous la chemisette tendue ou dépenaillée, des braguettes closes ou défaites. Éternelle présence des corps sous le vernis des artifices et de la technologie.
J’entends des voix chuchotées, comme dans une église. La plupart des clients s’arrêtent et s’emparent d’un exemplaire, se le montrent, échangent deux ou trois mots, le feuillètent et, galvanisés par la voix dans les haut-parleurs, ne le reposent pas dans le rayon ; ils le gardent dans la main, le glissent sous l’aisselle, se dirigent vers la caisse avec un air résolu et avancent le smartphone à paiement automatique. À chaque impulsion, les visages de ceux qui paient défilent à toute vitesse sur les écrans que j’aperçois.
Cette fois, ça va être à mon tour. Le « lecteur » précédent a définitivement tourné le dos et s’est éloigné avec l’ouvrage qui me cachait la vue. Il accélère le pas, il a l’air satisfait, fier de son choix mais il aimerait avoir une caution supplémentaire. C’est un homme âgé, de la génération carte bancaire. Il se plante devant la caisse, brandit son trophée sous l’œil fade de la vendeuse avatar à qui, à tout hasard, il adresse une remarque qu’il juge avisée : « Alors, il parait que c’est un bon livre ? » Et en face, pas de réaction, le sourire crispé et factice du masque d’incitation à l’achat et le son métallique d’une voix : « Bonne journée », qu’il entend aussi à la caisse voisine.
J’étouffais sous une pile d’environ dix exemplaires et ils viennent donc tous d’être vendus ; le libraire n’a pas eu encore le temps de renouveler le stock. Selon toute évidence, le prochain client, c’est pour moi !
Je porte une jolie couverture glacée et un nom d’auteur encore totalement inconnu, mais présenté comme le phénomène de la rentrée ; malgré la crise qui a touché les livres entre les années 2030 et 2045, le nom de mon éditeur rassure et exerce une autorité indiscutable sur les consciences. Il est de notoriété publique que cet éditeur a toujours navigué en première ligne et qu’il s’apprête à lancer tous les tirages qu’on veut, en fonction des prix et des distinctions d’ores et déjà programmées et d’avance acquis à sa cause.
Je suis son poulain, sa coqueluche, sa bête de rentrée, et mes camarades et moi occupons, en rangs serrés, de loin la meilleure place en rayon. C’est le grand retour du livre papier, et ça pèse lourd et ça se voit, ça se soupèse. Les chariots, du côté de l’espace de stockage, sont déjà remplis et le responsable de la marchandise ne va pas tarder à venir réalimenter les stocks car les haut-parleurs ne cessent de le répéter, ça dépote depuis ce matin.
Poussées par la campagne de promo qui accompagne ma parution, les médias m’ont désigné tout de suite comme la « révélation », la « vedette », et à ce titre, j’ai droit à la tête de gondole. Lecteurs, flâneurs, baladins de lagune, soyez attentifs à ce que vous offre aujourd’hui le gondolier. Irrésistible ! C’est comme ça, tant pis pour les autres : après ces mauvaises années de disette littéraire et d’écran tactile, je reviens avec mon poids de papier brut. Et les gens aiment ça, ça les démange même de me soulever, de me palper, de me feuilleter et ça leur rappelle obscurément des choses. J’ai été pensé pour casser la baraque et les autres éditeurs, les marchands du numérique et de la broutille n’ont qu’à bien se tenir.
Sitôt la première page tournée, les mots s’imposent noir sur blanc, l’intrigue vous prend aux tripes, les descriptions des paysages sont nettes, concises et criantes de vérité et de pittoresque, les personnages rayonnent : portraits incisifs, comportements surprenants, discours vifs, modernes et cinglants.
Pas de fausse modestie : je suis un cas à part. Au sommet de la pile de livres où je trône désormais, je ressemble à s’y méprendre à tous ceux qui sont déjà partis. Mais, en dépit des apparences, c’est moi qui suis le chef de bande. Tous ces ouvrages sous moi et en attente dans le chariot portent exactement mon titre, ma couverture et le nom de mon auteur. Mais ils dépendent tous de moi.
Faut le dire tout de suite, mais ça reste entre nous : sous couvert d’anonymat, je suis un prototype unique, un spécimen expérimental, doté d’une sacrée intelligence et, dans les semaines qui viennent, vous verrez que j’ai un rôle essentiel à jouer.
Et ça va bouleverser l’ordre du monde.