« L’épisode Jourdain » est encadré par deux autres moments dans le film. Le premier, au tout début, renvoie à l’année 1658 où, après
treize ans de « voyage », la troupe de Molière devenue célèbre, revient à Paris, invitée par Monsieur, frère du Roi, à donner des spectacles dans le cadre du théâtre du
Petit-Bourbon, en alternance avec « les Italiens ». Molière voudrait hausser le niveau des farces et des comédies qu’il a données au cours de sa longue tournée... mais il doit se
résigner, Monsieur, comme le reste de la troupe du reste, exige qu’on lui donne du rire.
Le second moment (après l’épisode Jourdain) ramène le
spectateur au moment du triomphe de Molière à la cour. L’artiste a suivi les conseils de Mme Jourdain et a su « inventer un nouveau type de comédie », fondé sur
l’exploitation de ses années d’apprentissage et d’observation de la nature humaine. Les pièces qui défilent alors, « les Fourberies de Scapin », « le Bourgeois gentilhomme »,
« le Misanthrope », « Tartuffe », « les Femmes savantes », font écho à des situations, des répliques, des dialogues entendus au cours de l’épisode
Jourdain, sur lequel repose donc l’essentiel de la trame.
En cachette de son épouse Elmire (le nom de la femme d’Orgon
dans « Tartuffe »), Mr Jourdain est un bourgeois cousu d’or (admirablement interprété par Fabrice Lucchini) qui s’est mis en tête de séduire une précieuse, une certaine
Célimène, dont le nom renvoie aussi au fameux « Misanthrope ». Ainsi ce Jourdain là emprunte-t-il notamment ses traits à la fois à Alceste (le misanthrope), à
Orgon, à Harpagon (il a une armoire rempli d’or) et au bourgeois gentilhomme.
Ce film de
2007 de Laurent Tirard, explore astucieusement à la fois l’œuvre et la vie du célèbre Jean-Baptiste Poquelin dont le nom est souvent cité par les personnages du film... Car le
fait est que Jean-Baptiste n’a pas tout de suite été Molière... Le film est fondé, pour l’essentiel, sur un flash-back qui ramène aux premières années de la carrière de
l’artiste. Période où, suite aux difficultés rencontrées à Paris, il décide de s’en aller avec sa troupe, « l’Illustre théâtre », et sa jeune femme, la comédienne
Madeleine Béjart, sur les routes de province.
Pour les amateurs de dates, on dira que cette partie se
situe autour de 1644. Jean-Baptiste à 22 ans, il est passionné par la tragédie, genre qu’il juge supérieur à tous les autres. Il n’est pourtant pas doué du tout pour jouer dans
ce registre et réussit beaucoup mieux sitôt qu’il s’exprime dans le domaine du comique. Son sens de l’observation et ses audaces lui valent aussitôt le cul de basse-fosse et son
père renie le garnement qui déshonore son nom (rappelons que le sieur Poquelin est tapissier du roi). C’est alors que Laurent Tirard a l’idée de faire intervenir par miracle un
certain Mr Jourdain... Poquelin est emmené dans le grand domaine de ce Mr Jourdain, loin de Paris où il va contre contrat, séjourner deux ans.
Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d'ombre et l'on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l'encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d'un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d'âmes, y sommeillent (...)
Ainsi commence ce long et beau poème de Victor Hugo extrait de la légende des siècles et intitulé « les pauvres gens ». Le cinéaste
Robert Guédigian (à la sensibilité hugolienne) y rattache directement son dernier film, « les Neiges du Kilimandjaro », qui met en scène des personnages attachants issus des milieux populaires et
notamment celui des dockers de Marseille.
Suite à une vague de licenciements et pour tâcher de sauver l’entreprise, le comité syndical que dirige le héros, Michel, met en place
un tirage au sort dont sont victimes une vingtaine de membres dont le fameux Michel, qui n’a pas voulu abuser de son droit d’élu et qui doit prendre une retraite anticipée.
C’est une page qui se tourne et une petite fête d’adieu est organisée autour du couple simple et courageux qu’il forme avec
Marie-Claire. Après cotisation collective, les camarades offrent symboliquement aux jeunes retraités un « coffre » : dans le coffre, un billet d’avion pour la Tanzanie, au pied du Kilimandjaro et
de « l’argent de poche » (environ deux mille euros). Des chansons, des souvenirs, des confidences et beaucoup d’émotion autour de l’événement. Et la chanson, « les Neiges du Kilimandjaro »
bien-sûr...
Et puis la vie reprend pour le couple dans cette nouvelle retraite qui prépare « le grand voyage ». Mais un soir, violent changement
de cap avant l’Afrique. Attaque à main armée au domicile, opération de rapine, et « le trésor », les cartes bleues sont raflés. Déraillés, les anciens dockers se retrouvent ébahis, dépassés par
ce geste lâche qui a forcément été commis par l’un des « témoins de la fête ».
Et de fait, Michel remonte facilement à la source lorsqu’il surprend dans un bus deux enfants occupés à lire le magazine de « Strange » qu’en clin
d’œil à sa passion d’adolescence, son ami d’enfance lui avait offert en même temps que le coffre. L’agresseur est aussitôt arrêté, condamné, et Michel et les autres satisfont ainsi la soif
de vengeance du clan... Mais parallèlement, ces anciens syndicalistes au grand cœur, ces jeunes idéalistes militants (qui se sont retrouvés du jour au lendemain comme le dit Marie-Claire « vieux
et retraités »), constatent qu’en punissant le coupable, ils ont aussi atteint au cœur un foyer en déroute, et notamment les deux jeunes frères de leur agresseur. Ces derniers n’ont ni père, ni
mère pour s’occuper d’eux. Avant le drame, c’était le grand frère qui tâchait de les élever comme il le pouvait, le grand frère victime comme Michel du tirage au sort et du licenciement...
Alors, courageusement, chacun à sa manière, Michel et Marie-Claire font machine arrière sans rien dire à l’autre, et oeuvrent pour aider les
deux enfants abandonnés. La scène finale a lieu sur la plage. Michel ne sait pas que Marie-Claire s’occupe plusieurs heures par semaine des enfants. Elle lui a dit qu’elle aidait une amie. Il la
retrouve par hasard accompagné des deux gamins, un peu comme le marin des « Pauvres gens » qui trouve qu’il devrait demander à sa femme de bien vouloir élever les orphelins qui viennent de perdre
leur mère. La dernière image indique clairement la référence : « ce film est inspiré du poème de Hugo »
L'homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
"Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! tant pis ! ce n'est pas ma faute, C'est l'affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C'est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S'ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C'est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et soeur des cinq autres.
Quand il verra qu'il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tâche,
C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu ? Ça te fâche ?
D'ordinaire, tu cours plus vite que cela.
- Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà!"
A quel moment peut-on affirmer qu’une créature de forme humaine est un homme ? Cette question a agité d’interminables
polémiques autour de la notion d’humanité. Et de nombreuses œuvres littéraires et cinématographiques... C’est le cas du film de Régis Wargnier, « Man to man ».
Nous sommes en 1870 et un naturaliste écossais, le sympathique et pugnace Jamie, ramène d’Afrique un couple de Pygmées afin
d’affiner sa connaissance de l’homme et de ses origines. Sa soif de connaissances et la qualité de la relation qu’il crée avec les indigènes est vite perturbée par la réaction violente, cupide ou
paternaliste de son entourage.
Ces sauvages sont des spécimens davantage destinés au zoo et le succès et la gloire sont garantis par leur intermédiaire. Sont-ils des
animaux ou des êtres humains ? Ils sont capables de nommer spontanément les gens qu’ils connaissent, capables de tendre des pièges fondés sur la simulation pour parvenir à leurs fins,
capables aussi de comprendre et de partager des émotions. Certains préfèrent ne pas le voir ni l’admettre et camper sur l’idée de l’animalité du Pygmée.
C’est que le monstre de foire rapporte sans doute davantage. D’autant que la « femelle » est enceinte et que
l’embryon qu’elle porte devient un enjeu important. Mais Jamie veille... Un moment évincé par ses rivaux, il s’interpose in extremis et prétend que l’enfant est de lui, ce qui garantit
« l’humanité » de l’enfant.
Berlioz... Est-ce une cité HLM ou un grand musicien romantique ? La musique de Vivaldi ou de
Bach vaut-elle mieux que celle de Cool and the Gang ? Pourquoi un tableau où le peintre « a saigné du nez » sur un fond blanc (et qui se vend plus quarante mille
euros dans une galerie branchée) suscite-t-il une émotion artistique ? Une femme est-elle plus réceptive à la poésie de Charles Baudelaire ou au contact sur ses doigts du
lobe de l’oreille de son partenaire ? Il y a là sujets à délicieuses polémiques...
Surtout lorsque l’interlocuteur est paraplégique, que la frontière de ses sensations
s’interrompt au niveau de ses épaules et qu’il s’est enfin trouvé un drôle de garde-malades un brin iconoclaste... Un vrai régal dans un palace où tout est glace et dorure. D’autant que le
garde-malades vient d’un autre monde, un monde où il a notamment appris le sens de l’humour et de la répartie.
Certes, le grand gaillard dérange dans ce milieu. On le trouve mal élevé, vulgaire et violent.
Mais il a du cœur et il aime la vie. Pas la vie médicalisée, mais la vie qui parle de grand air, de parapente, de grosses voitures et de belles meufs qu’on kiffe grave. Les
intouchables sont devenus inséparables. En compagnie de son copain paraplégique, le grand noir voltige. Il n’apprend pas son métier, il improvise, il improvise parce qu’il sent qu’à son contact,
son patient est devenu aérien au-dessus de son fauteuil roulant, et que le spectateur, accroché aux accoudoirs, a lui aussi décollé !
Littérature, écriture et voyage. Comment la lecture et le voyage nourrissent-ils la pensée et suscitent-ils, en même temps que le plaisir, la curiosité, l'écriture ?
Lien vers l'ensemble de mes livres :
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