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livres

Proust : le bal des têtes (10)

Publié le par Eric Bertrand

            Comme disait l’amusante publicité : « c’est le scotch qui a vieilli ! »... Continuons ce catalogue d’images extraites du Temps retrouvé.

 

  « Car beaucoup de ces gens, on les identifiait immédiatement, mais comme d'assez mauvais portraits d'eux-mêmes réunis dans l'exposition où un artiste inexact et malveillant durcit les traits de l'un, enlève la fraîcheur du teint ou la légèreté de la taille à celle-ci, assombrit le regard (...)

               Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir, à chaque personne et devant l'image qu'elle me montrait d'elle-même j'aurais voulu dire : "Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n'est pas vous." Je n'aurais pas osé ajouter : "Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu."

              Et en effet c'était un nez nouveau et familial. Bref l'artiste, le Temps, avait "rendu" tous ces modèles de telle façon qu'ils étaient reconnaissables. Mais ils n'étaient pas ressemblants, non parce qu'il les avait flattés mais parce qu'il les avait vieillis. Cet artiste-là du reste travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d'Odette, dont, le jour où j'avais pour la première fois vu Bergotte, j'avais aperçu l'esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le temps l'avait enfin poussée jusqu'à la plus parfaite ressemblance, pareil à ces peintres qui gardent longtemps une oeuvre et la complètent année par année (...) »

              

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Proust : le bal des têtes (9)

Publié le par Eric Bertrand

Traverser le temps est affaire de chrysalide... L’image est de Proust et est intéressante comme le révèle l’extrait suivant... où l’on voit une fois de plus que la narration chez Proust est surtout l’occasion d’une méditation sur le Temps et l’humanité (et on comprend mieux pourquoi cet auteur figurait il y a une cinquantaine d’années dans les programmes officiels de philo...

 

                 « (...) Quand M. de Cambremer eut fini ses questions sur mes étouffements, ce fut mon tour de m'informer tout bas auprès de quelqu'un si la mère du marquis vivait encore. En effet dans l'appréciation du temps écoulé, il n'y a que le premier pas qui coûte. On éprouve d'abord beaucoup de peine à se figurer que tant de temps ait passé et ensuite qu'il n'en ait pas passé davantage. On n'avait jamais songé que le XIIIe siècle fût si loin, et après on a peine à croire qu'il puisse subsister encore des églises du XIIIe siècle, lesquelles pourtant sont innombrables en France.

                      (...) Chez d'autres, dont le visage était intact, ils semblaient seulement embarrassés quand ils avaient à marcher ; on croyait d'abord qu'ils avaient mal aux jambes - et ce n'est qu'ensuite qu'on comprenait que la vieillesse leur avait attaché ses semelles de plomb.

                      Elle en embellissait d'autres, comme le prince d'Agrigente. A cet homme long, mince, au regard terne, aux cheveux qui semblaient devoir rester éternellement rougeâtres, avait succédé, par une métamorphose analogue à celle des insectes, un vieillard chez qui les cheveux rouges, trop longtemps vus, avaient été, comme un tapis de table qui a trop servi, remplacés par des cheveux blancs. Sa poitrine avait pris une corpulence inconnue, robuste, presque guerrière, et qui avait dû nécessiter un véritable éclatement de la frêle chrysalide que j'avais connue, une gravité consciente d'elle-même baignait les yeux, où elle était teintée d'une bienveillance nouvelle qui s'inclinait vers chacun. Et comme malgré tout une certaine ressemblance subsistait entre le puissant prince actuel et le portrait que gardait mon souvenir, j'admirais la force de renouvellement original du temps qui tout en respectant l'unité de l'être et les lois de la vie sait changer ainsi le décor et introduire de hardis contrastes dans deux aspects successifs d'un même personnage. »

 

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Proust : le bal des têtes (8)

Publié le par Eric Bertrand

             Bal des têtes ou bal masqué ? Nul doute que Proust pratique à maintes reprises, dans ce long extrait dont je continue à publier des extraits, un exercice proche de l'humour noir !

 

              « Le vieillissement d'ailleurs ne se marquait pas pour tous d'une manière analogue. Je vis quelqu'un qui demandait mon nom, on me dit que c'était M. de Canbremer. Et alors pour me montrer qu'il m'avait reconnu : "Est-ce que vous avez toujours vos étouffements ?" me demanda-t-il ; et sur ma réponse affirmative : "Vous voyez que ça n'empêche pas la longévité", me dit-il, comme si j'étais décidément centenaire.

Je lui parlais les yeux attachés sur deux ou trois traits que je pouvais faire rentrer par la pensée dans cette synthèse, pour le reste toute différente, de mes souvenirs, que j'appelais sa personne. Mais un instant il tourna à demi la tête. Et alors je vis qu'il était rendu méconnaissable par l'adjonction d'énormes poches rouges aux joues qui l'empêchaient d'ouvrir complètement la bouche et les yeux, si bien que je restais hébété, n'osant regarder cette sorte d'anthrax dont il me semblait plus convenable qu'il me parlât le premier. Mais comme un malade courageux, il n'y faisait pas allusion, riait, et j'avais peur d'avoir l'air de manquer de cœur, en ne lui demandant pas, de tact, en lui demandant ce qu'il avait.

               (...) Mme de Cambremer-Legrandin s'étant approchée, j'avais de plus en plus peur de paraître insensible en ne déplorant pas ce que je remarquais sur la figure de son mari et je n'osais pas cependant parler de ça le premier. "Vous êtes content de le voir ? me dit-elle. - Il va bien ? répliquai-je sur un ton incertain. - Mais mon Dieu, pas trop mal, comme vous voyez." Elle ne s'était pas aperçue de ce mal qui offusquait ma vue et qui n'était autre qu'un des masques du Temps que celui-ci avait appliqué à la figure du marquis, mais peu à peu, et en l'épaississant si progressivement que la marquise n'en avait rien vu".


 

 

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Proust : le bal des têtes (7)

Publié le par Eric Bertrand

          Invitation au « bal des têtes », suite, en tête à tête avec Marcel !

 

         « Chez certains êtres le remplacement successif, mais accompli en mon absence, de chaque cellule par d'autres, avait amené un changement si complet, une si entière métamorphose que j'aurais pu dîner cent fois en face d'eux dans un restaurant sans me douter plus que je les avais connus autrefois que je n'aurais pu deviner la royauté d'un souverain incognito ou le vice d'un inconnu (...)

Parfois pourtant l'ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d'un inculpé qu'il a vu, j'étais forcé tant la différence était grande de dire : "Non... je ne la reconnais pas." Gilberte de Saint-Loup me dit : "Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux seuls au restaurant ?" Comme je répondais : "Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme", j'entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m'empressai d'ajouter : "Ou plutôt avec un vieil homme."

           Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu'aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j'étais toujours un enfant. Or je m'apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu'elle. Si j'avais fini par enregistrer comme elle certains changements qui s'étaient faits depuis ma première enfance, c'était tout de même des changements maintenant très anciens. J'en étais resté à celui qui faisait qu'on avait dit un temps, presque en prenant de l'avance sur le fait : "C'est maintenant presque un grand jeune homme."


 

 

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Proust : le bal des têtes (6)

Publié le par Eric Bertrand

             Pour continuer notre parcours dans ce « bal des têtes », comment appréhendons-nous cette curieuse réalité qu'est le Temps ?...

 

           « Et en effet sur la figure de Bloch je vis se superposer cette mine débile et opinante, ces frêles hochements de tête qui trouvent si vite leur cran d'arrêt, et où j'aurais reconnu la docte fatigue des vieillards aimables, si d'autre part, je n'avais reconnu devant moi mon ami et si mes souvenirs ne l'animaient pas de cet entrain juvénile et ininterrompu dont il semblait actuellement dépossédé. Pour moi qui l'avais connu au seuil de la vie et n'avais jamais cessé de le voir, il était mon camarade, un adolescent dont je mesurais la jeunesse par celle que, n'ayant cru vivre depuis ce moment-là, je me donnais inconsciemment à moi-même. J'entendis dire qu'il paraissait bien son âge, je fus étonné de remarquer sur son visage quelques-uns de ces signes qui sont plutôt la caractéristique des hommes qui sont vieux. Je compris que c'est parce qu'il l'était en effet et que c'est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d'années que la vie fait des vieillards.

            Car nous ne voyons pas notre propre aspect, nos propres âges, mais chacun, comme un miroir opposé, voyait celui de l'autre. Et sans doute à découvrir qu'ils ont vieilli bien des gens eussent été moins tristes que moi. Mais d'abord il en est de la vieillesse comme de la mort. Quelques-uns les affrontent avec indifférence, non pas parce qu'ils ont plus de courage que les autres mais parce qu'ils ont moins d'imagination. Puis un homme qui depuis son enfance vise une même idée, auquel sa paresse même et jusqu'à son état de santé, en lui faisant remettre sans cesse les réalisations, annule chaque soir le jour écoulé et perdu, si bien que la maladie qui hâte le vieillissement de son corps retarde celui de son esprit, est plus surpris et plus bouleversé de voir qu'il n'a cessé de vivre dans le Temps, que celui qui vit peu en soi-même, se règle sur le calendrier, et ne découvre pas d'un seul coup le total des années dont il a poursuivi quotidiennement l'addition.

              Mais une raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette action destructrice du temps au moment même où je voulais entreprendre de rendre claires, d'intellectualiser dans une oeuvre d'art, des réalités extra-temporelles (...)"

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