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livres

Proust : le bal des têtes (5)

Publié le par Eric Bertrand

                    En alternance avec d'autres sujets, revenons à Proust !

               Quelqu'un vous a-t-il déjà traité ( e ) affectueusement de « vieille branche » ou de « vieux malin » ? Alors savourez la manière dont en parle Proust !



« Une jeune femme que j'avais connue autrefois, maintenant blanche et tassée en petite vieille maléfique, semblait indiquer qu'il est nécessaire que dans le divertissement final d'une pièce les êtres fussent travestis à ne pas les reconnaître. Mais son frère était resté si droit, si pareil à lui-même qu'on s'étonnait que sur sa figure jeune il eût fait passer au blanc sa moustache bien relevée. Les parties blanches de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres, alors qu'on croyait encore pouvoir compter sur un long été, et qu'avant d'avoir commencé d'en profiter on voit que c'est déjà l'automne.
                Alors moi qui, depuis mon enfance, vivais au jour le jour et avais reçu d'ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m'aperçus pour la première fois, d'après les métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu'il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même leur vieillesse me désolait en m'avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent du reste proclamées coup sur coup par des paroles qui à quelques minutes d'intervalle vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement.
                 La première fut prononcée par la duchesse de Guermantes ; je venais de la voir, passant entre une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices de toilette et d'esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes, comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en lequel s'incarnait le Génie protecteur de la famille de Guermantes. "Ah ! quelle joie de vous voir, vous mon plus vieil ami", me dit-elle. Et dans mon amour-propre de jeune homme de Combray qui ne m'étais jamais compté à aucun moment comme pouvant être un de ses amis, participant vraiment à la vraie vie mystérieuse qu'on menait chez les Guermantes, un de ses amis au même titre que M. de Bréauté, que M. de Fostelle, que Swann, que tous ceux qui étaient morts, j'aurais pu en être flatté, j'en étais surtout malheureux. "Son plus vieil ami" me dis-je, elle exagère, peut-être un des plus vieux, mais suis-je donc..." A ce moment un neveu du prince s'approcha de moi : "Vous qui êtes un vieux Parisien", me dit-il. »



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D’Eric Blair à Orwell

Publié le par Eric Bertrand

          Les pseudonymes sont toujours intéressants à décrypter. Ainsi celui de George Orwell que s’est choisi Eric Blair.

         Orwell, c’est le nom d’un simple petit ruisseau qui courait près de chez lui. Image de la simplicité d’un homme qui a toujours dénoncé la lourdeur de l’appareil d’état et qui, en creux, cherche le bonheur de l’homme débarrassé des chaînes de la société.

          Que nous montre Orwell dans ses romans ? Une créature aux aguets... Un malheureux aliéné par des forces qui le dirigent et le surveillent ! Un misérable qui s’éloigne inexorablement de ce petit ruisseau de jouvence que lui tend le berceau de la vie.

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Proust : le bal des têtes (4)

Publié le par Eric Bertrand

              Continuons ce parcours dans quelques phrases de Proust que je suis obligé de couper du fait de l’expansion si légendaire de la phrase proustienne qui le rend parfois si hermétique à certains et quasi inintelligible pour bon nombre de nos élèves... Et cependant quel trait, quel caricaturiste...


              "Des poupées... mais que, pour les identifier à celui qu'on avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois, situés derrière elles et qui leur donnaient de la profondeur et forçaient à faire un travail d'esprit quand on avait devant soi ces vieillards fantoches, car on était obligé de les regarder, en même temps qu'avec les yeux, avec la mémoire, des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d'habitude n'est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique (...)

               En d'autres êtres, d'ailleurs, ces changements, ces véritables aliénations semblaient sortir du domaine de l'histoire naturelle et on s'étonnait en entendant un nom qu'un même être pût présenter, non comme M. d'Argencourt les caractéristiques d'une nouvelle espèce différente, mais les traits extérieurs d'un autre caractère. C'était bien comme pour M. d'Argencourt des possibilités insoupçonnées que le temps avait tirées de telle jeune fille, mais ces possibilités, bien qu'étant toutes physiognomoniques ou corporelles, semblaient avoir quelque chose de moral.

                (...) Tous ces traits nouveaux du visage impliquaient d'autres traits de caractère, la sèche et maigre jeune fille était devenue une vaste et indulgente douairière. Ce n'est plus dans un sens zoologique comme pour M. d'Argencourt, c'est dans un sens social et moral qu'on pouvait dire que c'était une autre personne.

                 A ce point de vue et pour ne pas me laisser tromper par l'identité apparente de l'espace, l'aspect tout nouveau d'un être comme M. d'Argencourt m'était une révélation frappante de cette réalité du millésime qui d'habitude nous reste abstraite, comme l'apparition de certains arbres nains, ou de baobabs géants, nous avertit du changement de méridien.

                  Alors la vie nous apparaît comme la féerie où on voit d'acte en acte le bébé devenir adolescent, homme mûr et se courber vers la tombe. Et comme c'est par des changements perpétuels qu'on sent que ces êtres prélevés à des distances assez grandes sont si différents, on sent qu'on a suivi la même loi que ces créatures qui se sont tellement transformées qu'elles ne ressemblent plus, sans avoir cessé d'être, justement parce qu'elles n'ont pas cessé d'être, à ce que nous avons vu d'elles jadis."

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Proust : le bal des têtes (3)

Publié le par Eric Bertrand

               Pour ceux qui prendraient la série d’articles en route, je rappelle qu’elle est liée à la lecture d’un roman de Rolin précédemment réalisée dans ce blog. Le narrateur de la Recherche, à l’issue d’une longue période d’immobilité, retrouve des « anciens » à l’occasion d’un bal. Par la même occasion, dans cet ultime volume de la série, le lecteur retrouve tous les personnages qu’il a croisés depuis « Du côté de chez Swann ».

          

               « Pourtant je n'eus pas l'idée de lui dire mon admiration pour la vision extraordinaire qu'il offrait. Ce ne fut pas mon antipathie ancienne qui m'en empêcha, car précisément il était arrivé à être tellement différent de lui-même que j'avais l'illusion d'être devant une autre personne, aussi bienveillante, aussi désarmée, aussi inoffensive que l'Argencourt habituel était rogue, hostile et dangereux. Tellement une autre personne, qu'à voir ce personnage ineffablement grimaçant, comique et blanc, ce bonhomme de neige simulant un général Dourakine en enfance, il me semblait que l'être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes.

               J'avais l'impression de regarder derrière le vitrage instructif d'un muséum d'histoire naturelle ce que peut être devenu l'insecte le plus rapide, le plus sûr en ses traits, et je ne pouvais pas ressentir les sentiments que m'avait toujours inspirés M. d'Argencourt devant cette molle chrysalide, plutôt vibratile que remuante. Mais je me tus, je ne félicitai pas M. d'Argencourt d'offrir un spectacle qui semblait reculer les limites entre lesquelles peuvent se mouvoir les transformations du corps humain.

                Certes dans les coulisses d'un théâtre ou pendant un bal costumé, on est plutôt porté par politesse à exagérer la peine, presque à affirmer l'impossibilité, qu'on a à reconnaître la personne travestie. Ici au contraire un instinct m'avait averti de les dissimuler le plus possible ; je sentais qu'elles n'avaient plus rien de flatteur parce que la transformation n'était pas voulue, et m'avisais enfin, ce à quoi je n'avais pas songé en entrant dans ce salon, que toute fête, si simple soit-elle, quand elle a lieu longtemps après qu'on a cessé d'aller dans le monde et pour peu qu'elle réunisse quelques-unes des mêmes personnes qu'on a connues autrefois, vous fait l'effet d'une fête travestie, de la plus réussie de toutes, de celle où l'on est le plus sincèrement "intrigué" par les autres, mais où ces têtes, qu'ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir, ne se laissent pas défaire par un débarbouillage ; une fois la fête finie. Intrigué par les autres ? Hélas, aussi les intriguant nous-même. Car la même difficulté que j'éprouvais à mettre le nom qu'il fallait sur les visages, semblait partagée par toutes les personnes qui, apercevant le mien, n'y prenaient pas plus garde que si elles ne l'eussent jamais vu, ou tâchaient de dégager de l'aspect actuel un souvenir différent.


 

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Proust : le bal des têtes (2)

Publié le par Eric Bertrand

                 Lecture au programme de cette série d’articles en relation avec Proust... Place au maître !

 

                « A la première personne que je parvins ainsi à identifier, en tâchant de faire abstraction du travestissement et de compléter les traits restés naturels par un effort de mémoire, ma première pensée eût dû être, et fut peut-être bien moins d'une seconde, de la féliciter d'être si merveilleusement grimée qu'on avait d'abord, avant de la reconnaître, cette hésitation que les grands acteurs, paraissant dans un rôle où ils sont différents d'eux-mêmes, donnent, en entrant en scène, au public qui, même averti par le programme, reste un instant ébahi avant d'éclater en applaudissements.
                  A ce point de vue, le plus extraordinaire de tous était mon ennemi personnel, M. d'Argencourt, le véritable clou de la matinée. Non seulement au lieu de sa barbe à peine poivre et sel il s'était affublé d'une extraordinaire barbe d'une invraisemblable blancheur, mais encore (tant de petits changements matériels peuvent rapetisser, élargir un personnage, et bien plus, changer son caractère apparent, sa personnalité) c'était un vieux mendiant qui n'inspirait plus aucun respect qu'était devenu cet homme dont la solennité, la raideur empesée étaient encore présentes à mon souvenir et qui donnait à son personnage de vieux gâteux une telle vérité que ses membres tremblotaient, que les traits détendus de sa figure, habituellement hautaine, ne cessaient de sourire avec une niaise béatitude. Poussé à ce degré, l'art du déguisement devient quelque chose de plus, une transformation complète de la personnalité. En effet, quelques riens avaient beau me certifier que c'était bien Argencourt qui donnait ce spectacle inénarrable et pittoresque, combien d'états successifs d'un visage ne me fallait-il pas traverser si je voulais retrouver celui de l'Argencourt que j'avais connu ; et qui, était tellement différent de lui-même, tout en n'ayant à sa disposition que son propre corps ! C'était évidemment la dernière extrémité où il avait pu le conduire sans en crever ; le plus fier visage, le torse le plus cambré n'était plus qu'une loque en bouillie, agitée de-ci de-là.

                A peine en se rappelant certains sourires d'Argencourt qui jadis tempéraient parfois un instant sa hauteur pouvait-on trouver dans l'Argencourt vrai celui que j'avais vu si souvent, pouvait-on comprendre que la possibilité de ce sourire de vieux marchand d'habits ramolli existât dans le gentleman correct d'autrefois. Mais à supposer que ce fût la même intention de sourire qu'eût Argencourt, à cause de la prodigieuse transformation de son visage, la matière même de l'oeil, par laquelle il l'exprimait, était tellement différente, que l'expression devenait tout autre et même d'un autre. J'eus un fou rire devant ce sublime gaga, aussi émollié dans sa bénévole caricature de lui-même que l'était, dans la manière tragique, M. de Charlus foudroyé et poli. M. d'Argencourt, dans son incarnation de moribond-bouffe d'un Regnard exagéré par Labiche, était d'un accès aussi facile, aussi affable que M. de Charlus roi Lear qui se découvrait avec application devant le plus médiocre salueur ».

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