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Bel-Ami de Maupassant (6/10)

Publié le par Eric Bertrand

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Voici donc en trois étapes cette confidence d’un personnage secondaire de « Bel-Ami ». Ce discours évadé dans le roman renvoie donc aux hantises du romancier... Que cela ne vous ruine pas la moral du jour !

Oh ! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la mort. A votre âge, ça ne signifie rien. Au mien, il est terrible.

Oui, on le comprend tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout change d’aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse. Je l’ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule. Elle m’a défiguré si complètement que je ne me reconnais pas. Je n’ai plus rien de moi, de moi l’homme radieux, frais et fort que j’étais à trente ans. Je l’ai vue teindre en blanc mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante et méchante ! Elle m’a pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant qu’une âme désespérée qu’elle enlèvera bientôt aussi.

"Oui, elle m’a émietté, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la longue destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce que je fais. Chaque pas m’approche d’elle, chaque mouvement, chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver, tout ce que nous faisons, c’est mourir. Vivre enfin, c’est mourir !

Oh ! vous saurez cela ! Si vous réfléchissiez seulement un quart d’heure, vous la verriez.

Qu’attendez-vous ? De l’amour ? Encore quelques baisers, et vous serez impuissant.

Et puis, après ? De l’argent ? Pour quoi faire ? Pour payer des femmes ? Joli bonheur ! Pour manger beaucoup, devenir obèse et crier des nuits entières sous les morsures de la goutte ?

Et puis encore ? De la gloire ? A quoi cela sert-il quand on ne peut plus la cueillir sous forme d’amour ?

 

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Bel-Ami de Maupassant (5/10)

Publié le par Eric Bertrand

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           Bel-Ami s’enivre des femmes comme les femmes s’enivrent de lui. Il est la chimère de toutes les femmes qui se contemplent dans son image. La tension est telle qu’il ne cesse de tendre vers un absolu de lui-même à travers tous les miroirs qu’il croise. Vers la fin, suprême ironie, certaines lui trouvent une ressemblance avec le Christ d’un tableau exposé chez Walter. Ainsi, dans l’espace de ce roman dont il est le héros éponyme, l’idole des femmes parvient-il à échapper, pour un temps, à l’angoisse de la dissolution des êtres dans le temps.

            Mais rien n’échappe à la lucidité implacable du romancier et l’angoisse de la finitude, du vide et du néant, envahit la narration. Dès la seconde partie, Forestier meurt dans d’atroces souffrances et Duroy a du mal par la suite à ne pas être une sorte de « double » du défunt dont il a pris la femme, la place, la fortune et les pantoufles.

            L’un de ses confrères du journal, Norbert de Varennes l’avait, au début de son ascension, invité à un minimum d’inquiétude face à cette « aventure » de la vie qui n’est qu’un chemin : témoin son discours particulièrement sinistre, et dont on se souvient quand Georges Du Roy du Cantel a atteint le sommet, avant la descente inévitable désormais... Terrible discours de Norbert de Varennes qui illustre le penchant sombre de Maupassant et que je publie en trois fois dans les articles à suivre.

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Les indignés, la cognée, la corde et les marionnettes, fable linguistique

Publié le par Eric Bertrand

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                Petite pause dans la série « Bel-Ami » pour intégrer une variation qui touche à une prochaine rubrique annoncée depuis longtemps et qui sera de nature linguistique.

 

               « Jeter le manche après la cognée »... La langue française regorge d’expressions imagées qui tracassent les étudiants étrangers, amateurs de « curiosités linguistiques ». Il faut, pour les aider, et aider aussi ceux qui, parmi nous, auraient oublié ou négligé le sens de l’idiome, raconter toute l’histoire...

            Cette expression nous amène dans la forêt. Elle met en scène un bucheron obstiné, occupé à abattre un arbre plus récalcitrant que les autres. Alors qu’il frappe de toutes ses forces, tend tous ses muscles, retient son souffle et envoie le coup, le fer de sa cognée (la partie métallique de la hache) s’échappe du manche et voltige au fond du lac voisin... Un ange passe !

             Pas « d’effet Excalibur », pas de « Dame du Lac » mais le silence de la forêt et l’arbre toujours bien dressé sur son tronc, arrogant colosse aux pieds d’argile... Défait par l’échec de l’effort et vexé par l’idée d’avoir aussi perdu son outil de travail, le bûcheron regarde ses deux poings et le manche piteux qui lui reste. Il lève les yeux au ciel, s’avance vers le lac et « jette le manche après la cognée », bien décidé désormais à occuper autrement le reste de son temps.

           Voici donc l’origine d’une expression qui fleure bon l’espace forestier et qui respire encore le goût de l’effort et du cœur à la tâche... Sauf que, quand « la cognée » fait défaut, quand le métal tombe, sonnant et trébuchant, le bucheron se trouve cruellement démuni et qu’il doit laisser tomber le reste, à savoir « le manche ».

               Bref, cette expression idiomatique traduit bien le désarroi que chacun peut ressentir, face à certaines situations désespérées. A l’heure où les mouvements des « Indignés » se répandent partout dans le monde, mouvements liés à un sentiment pire que le désarroi, l’écoeurement lié à l’impression de naufrage du mode de « cognée » de nos sociétés, il semble que le manche ou le gouvernail soit aussi « jeté » dans « l’eau du bain ».

              Et que dit-on chez les Indignés espagnols ? On ne parle ni de manche, ni de cognée mais de « corde » et de « chaudron » : la traduction  littérale sera donc : « Jeter la corde après le chaudron »... Une fois le chaudron vide, ne resterait-il que « la corde pour se pendre » ? Et en italien, on ne dit pas non plus : « jeter le manche après la cognée » mais « planter là baraques et marionnettes » (« piantare baracca e burattini »). Cette formule très pittoresque convient assez bien aux mascarades politico-financières auxquelles nous assistons à l’heure actuelle. Comment pourrait-on dire en grec ? « Jeter l’urne avant le referendum » ?

 

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Bel-Ami de Maupassant (4/10)

Publié le par Eric Bertrand

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Le roman se termine dans la lumière de ce mariage en grandes pompes qui consacre le triomphe du personnage, écrasé de lumière. Cet éclat providentiel ne masque pas les grandes hantises du romancier qui injecte de l’inquiétude et de la noirceur à différents moments du roman, comme pour contrebalancer cette ascension.

                   Le monde de la lumière, de l’éblouissement vers lequel il tend contient en soi, comme en une anamorphose, un tragique théâtre d’ombres où les mêmes scènes se répètent à l’infini. Schopenhauer est passé par là. Malgré la menace implacable de la mort et de la disparition, (la forêt qui effraie Madeleine en Normandie, le fond de l’eau dans l’aquarium que regardent, anxieux, Georges et Suzanne) les vivants qui se côtoient et se frôlent (comme au cours de la promenade au Bois de Boulogne dans le chapitre 2 de la seconde partie) se précipitent vers les éclats trompeurs de la vie et sont avides de pouvoir, de plaisir, de richesse.

 

Georges et Madeleine s’amusaient à regarder tous ces couples enlacés, passant dans ces voitures, la femme en robe claire et l’homme sombre. C’était un immense fleuve d’amants qui coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant. On n’entendait aucun bruit que le sourd roulement des roues sur la terre. Ils passaient, passaient, les deux êtres de chaque fiacre, allongés sur les coussins, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans d’hallucination du désir, frémissant dans l’attente de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers. Une sensation de tendresse flottante, d’amour bestial épandu alourdissait l’air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés, grisés de la même pensée, de la même ardeur, faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures chargées d’amour, sur qui semblaient voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel, subtil et troublant.

Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se prirent doucement la main, sans dire un mot, un peu oppressés par la pesanteur de l’atmosphère et par l’émotion qui les envahissait.

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Bel-Ami de Maupassant (3/10)

Publié le par Eric Bertrand

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               Vaniteux et conscient de ses avantages, Duroy est aussi calculateur et envisage l’avenir : attendre que le mari décède (Forestier est gravement atteint de phtisie et sa santé se détériore) et épouser la veuve. Prendre ainsi la succession de Forestier au journal et partager la dot de Madeleine.

                   Mais il garde en même temps la maîtresse qui le charme toujours par sa fantaisie. Et déjà, il envisage d’exploiter l’amour que lui voue la femme de son patron, Mme Walter qui pourrait l’aider à mieux se placer dans l’entourage du directeur. Or, Mme Walter constitue une cible délicate. Véritable « rosière », la dame est remplie de scrupules et de principes. Elle se rattache désespérément à Dieu et à l’Eglise, à son sens de l’honneur et de la famille (elle a deux grandes filles)... Mais Duroy joue un jeu satanique et prend un plaisir sournois à la faire vaciller puis tomber dans le vice et le délire de la passion.

                  Déjà lassé par les « enfantillages » de « la vieille », il lutine la fille, Suzanne qui lui apparaît un bien meilleur parti que Madeleine. D’autant que Walter, grâce à une opération en bourse, est devenu l’une des plus grosses fortunes de Paris. Il lui faut donc manœuvrer de façon à se débarrasser de Madeleine. Madeleine a toujours été une femme libre (amante d’un comte qui lui a légué sa fortune, le comte de Vaudrec)... Non content d’hériter de la moitié de cette fortune, Duroy fait surprendre Madeleine dans le lit du ministre des Affaires Etrangères. L’adultère ainsi constaté, il peut épouser Suzanne et prétendre au poste de ministre à la place de celui qu’il a si adroitement déchu.

 

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