Scène I
(La scène se passe en 2084. Big Brother, installé à la tête de l’état, utilise le vieux concept du Loft pour étendre son pouvoir via les médias et ridiculiser les derniers intellectuels, enragés
de théâtre…)
La pièce est confortable, deux fauteuils, un rocking chair, un divan, une grande bassine simulant une piscine. Un tableau blanc. Projection de diapos des six visages de lofters (cinq filles, un
seul garçon). Entrée enthousiaste, ils se saluent, Diva rentre la dernière sur l’air de Amélie Poulain.
Diva : (elle chante). « Je ris de me voir si belle en ce miroir… » Vous êtes ici pour la même raison que moi je parie !
La Goulue : En plein dans le mille ! Un Loft Story, pensez-vous, c’est une tradition dans la famille ! ma grand mère était une lofteuse de la dernière édition.
Barbie Du Loft, c’était son nom…
Fleurette : (hystérique). Comment ça, Barbie Du Loft, la fille de Barbie Du Loft ?
La Goulue : Non ! Barbie du Loft est morte dans la piscine d’une crise orgasmique aiguë. Moi, je parle de Barbie Du Loft la mère, celle qui a couché
avec Ken Du Loft !
Fleurette : Toutes les Barbie Du Loft couchent avec Ken Du Loft !
La Goulue : Il n’empêche que Barbie Du Loft, la morte n’a pas eu le temps de coucher avec Ken Du Loft !
Fleurette : Mais toutes les Barbie Du Loft couchent avec Ken Du Loft après avoir baisé dans la piscine !
La Goulue : Justement, pas Barbie du Loft, ma grand-mère ! …Vous auriez vu sa chute de reins et ses roploplos !… A faire rougir un pompier ! J’ai gardé toutes
les photos de son Loft cachées sous mon matelas ! La Police de la Pensée n’aimerait pas trouver ça ! Surtout celle où elle pose nue avec un mec ! (Elle toise le garçon qui est
assis au milieu d’elles, fait une moue de dédain) A cette époque, les mecs étaient plus nombreux et plus virils…
Fleurette : Ca c’est une chance ! Vous me montrerez ces photos quand on se sera barré du Loft. Même si on est très sollicités, on pourra fuir la caméra et se faire des
petites soirées ensemble, juste entre nous. Au fond, je préfère l’intimité à tout le carnaval auquel nous allons être livrés ! Je suis comme ça moi, je suis une romantique !
Bobby : Moi, c’est tout le contraire ! J’adore l’idée qu’on me voit, tout le temps, tout le jour, sous toutes les coutures ! (Elle fait valoir ses formes
rebondies) Déjà au lycée j’avais gagné au concours « Ecran total ». Le prof nous avait appris à cacher nos sentiments devant une caméra … « Visage lisse ! Visage
lisse ! » qu’il disait toujours… Finalement, j’avais montré mes fesses et j’avais remporté le concours ! Ouais ! je veux que le téléspectateur soit intoxiqué de mon
image ! Et que je fasse la Une des journaux quand je sortirai de là… le retour du Loft en 2084, c’est génial…
Tarzan : Mesdemoiselles, vous oubliez un point déterminant. Nous sommes intrinsèquement des comédiens de théâtre. Nous avons la chance inouïe d’interpréter, en prime time et
devant un immense public, les grands textes menacés par la Pensée Unique ! Quelle noble mission !…Hier encore, Rosalinde et moi répétions dans une cave de St Germain des Prés, et devant
un pauvre public une scène admirable de « Roméo et Juliette »… Nous allons prendre notre revanche et faire honneur à Shakespeare !
Rosalinde : Oh oui Tarzan ! s’il te plaît, là, tout de suite ! (elle improvise la scène du balcon) J‘aime Roméo ! Avec Roméo, mon lit est une voie
lactée ! Avec Roméo, j’ai des astéroïdes dans la bouche et des comètes sur les lèvres ! Avec Roméo, mes nuits sont courtes ! Quand il me regarde, il fait briller les astres. Dans
la clarté lunaire, il allume des cierges et, dans une cire d’étoile, il cisèle pour moi des bougies d’amour …
Tarzan : Puisque c’est à moi qu’il incombe de faire entendre ici le chant du mâle … (Improvisant une réplique) : J’aime Juliette ! Je cueille sur
ses lèvres le fruit d’amour défendu ! J’aime Juliette, je suis au paradis et je me bats au corps à corps avec Satan quand je passe sous le pommier de ses fesses et de ses seins !
Diva : Attendez, ne commencez pas comme ça à vous monter la tête ! Qui dit que vos téléspectateurs seront à la hauteur ? Pas facile de toucher les gens à notre
époque ! Il faut
rester simple, surtout dans un Loft ! Moi aussi je fais du théâtre et c’est pas un hasard si je joue dans « La Cantatrice Chauve » de Ionesco. C’est pour ça qu’on m’a
surnommée Diva, mais mon vrai nom c’est Esméralda, et la vérité, c’est que j’ai la chanson dans la peau (Elle chante) Regardez-moi chanter ! « The show must go on … »
Bobbie : (intriguée, elle sort de la poche de son mackintosh un calepin pour prendre des notes et commencer son enquête). Comme c’est curieux et quelle
coïncidence ! Moi aussi je suis actrice professionnelle ! Figurez vous que je joue depuis que j’ai trois ans. Moi aussi je joue dans « La Cantatrice
Chauve ». Mais je joue plusieurs rôles… D’abord je suis la bonne !… On m’appelle Bobbie, Bobbie Watson ! Pas Bobbie Watson, le commis voyageur !… Bobbie Watson,
le commis de cuisine !… Je gratte la saleté, récure les fonds de bidets, vide les pots de chambre dans les waters, efface les traces de rouge à lèvres et écoute aux
portes.
Fleurette : (de plus en plus intriguée et le ton ne cessera de monter à chaque reprise). Comme c’est curieux et quelle coïncidence ! Moi aussi je fais du
théâtre. Mon nom de scène, c’est Fleurette ! On me file toujours les rôles de jeune fille romantique. J’ai joué Marivaux, j’ai joué Shakespeare… Comme j’ai aimé ce que vous avez
improvisé sur « Roméo et Juliette » ! Comme j’aimerais qu’un garçon me dise tout ça, oh ouais ça me fait rêver ! j’suis comme ça moi ! …
La Goulue : Comme c’est curieux et quelle coïncidence ! Je fais du théâtre et vous ne me connaissez pas ! (Dépitée) Arh ! …Je suis la star du
moment. Je sais jouer tous les rôles. J’ai touché à shakespeare, à Ionesco, à Marivaux, mais aussi à Musset, à Sartre et à Brecht ! A tous les auteurs interdits par la loi ! On m’a
surnommée la Goulue, parce que la Goulue se frotte à tout, qu’elle n’a peur de rien !… J’ai ma voix, j’ai mes cuisses et j’ai mes bras ! La Goulue, c’est la scène et c’est la
route ! Je balade du spectacle à tout venant et je tire derrière moi une roulotte de saltimbanque qui va de village en village !
Bobbie : (de plus en plus inspirée). Comme c’est curieux et quelle coïncidence !… (Elle sort une bouffarde de la poche de son mackintosh)
Nous sommes tous comédiens … nous jouons tous les mêmes auteurs … nous avons tous été sélectionnés pour le Loft… (très mystérieuse) Ils l’ont donc fait exprès !… (catégorique,
elle signe sur son calepin) Mon vrai nom est Sherlock Holmes !
Tarzan : Oh ! really ? You are Sherlock Holmes ! So you speak english !
Bobby : Yes I do !
La Goulue : So do I !
Fleurette : So do I !
Rosalinde : So do I !
Diva : So do I !
Bobbie : (triomphalement). D’où je déduis qu’ils nous ont choisi non seulement parce que nous sommes comédiens, mais aussi parce que nous parlons anglais !…
Mais il subsiste une énigme… (Se donnant de l’importance) : jamais deux sans trois !…Il doit y avoir une troisième raison …
La Goulue : Mais voyons, c’est évident ! C’est parce que je suis là ! Moi, la plus belle et la plus agréable à regarder, et à écouter, et à embrasser, et à
caresser… et tout et tout ! C’est parce que vous êtes un cirque de spécimens et que vous avez parmi vous une bête de foire ! (Exaltée) Le clou du spectacle, c’est moi, la
petite fille de Miss Barbie !
Rosalinde : (vexée). C’est pas du tout ça ! (Révoltée, mimant une scène de théâtre) L’évidence, elle est dans le théâtre ! Elle est dans le
plaisir que je donne au spectateur lorsqu’il me regarde dire mon texte ! Et mon texte, c’est Shakespeare qui me l’a donné, et Shakespeare me colle à la peau… (venant se mettre au niveau
de la Goulue, jouant avec les artifices vestimentaires de cette dernières) J’en suis gantée, j’en suis gainée, j’en suis culottée jusqu’en haut des cuisses. Shakespeare est mon
porte-jarretelles et le public attend de moi que je lui en exhibe les dentelles !
Tarzan : (allant d’une fille à l’autre). Laissez moi donner mon avis !… Sensuelle ! Brillante ! Pulpeuse ! Appétissante !
Troublante ! Excitante ! Dévastatrice !… Vous offrez à vous cinq toute la gamme de l’émotion érotique et je suis à genoux devant vous !
Diva : (offusquée).Voyons milord, sachez donc vous tenir ! Nous n’avons pas pris ensemble le même train ! Nous n’étions pas dans le même wagon ! Nous
ne dormons pas dans la même chambre, ni, à plus forte raison, dans le même lit, et nous n’avons d’ailleurs en commun ni le lit ni les enfants ! Veuillez bien vous en souvenir !
(Elle chante) « Allez venez Milord, vous ne m’avez jamais vue, je ne suis qu’une fille du port, une ombre de la rue ! »
Tarzan : Sachez mademoiselle que j’ai horreur de la vulgarité, et je ne me permettrais jamais de vous blesser, ni vous ni une autre ! Puisque nous sommes amenés à séjourner
quelque temps dans une cellule dorée, apprenons donc à nous connaître !… Des garçons dans mon genre, ça ne court plus les rues à notre époque ! Ceux que je croise ne regardent plus les
filles, ne les sifflent plus, n’essaient même pas de leur parler et ne pensent plus qu’à leur objectif professionnel ou à leur planche de surf ! Moi, je suis pas de ce genre et je m’en
réjouis pour vous ! C’est d’ailleurs pour cela que je détonne dans les mecs de ma génération au point qu’ils me surnomment Tarzan, l’homme singe !
Fleurette : Nous n’allons certainement pas t’en vouloir pour cela Tarzan ! Je trouve même que de nos jours, il devient difficile de séduire un garçon ! Ils sont
tellement beaux et lisses qu’on n’ose pas les toucher ! Toi au moins, tu n’es pas très beau mais tu nous courtises et tu tiens de beaux discours et j’en suis toute rouge de honte !
La Goulue : Et puis, nous pouvons très bien tomber amoureuses d’un garçon qui sait parler avec ses mains et avec ses doigts ! C’est devenu tellement rare ! Ils ne
savent que mettre leurs doigts sur leurs ordinateurs ou sur leurs planches de surf !
Tarzan : Je poursuis donc mon idée, les filles… Mon interprétation est la suivante : le seul point commun qu’à mes yeux vous ayez est que vous êtes toutes admirables !
Vous avez toutes un petit quelque chose pour le plaisir des yeux et c’est pour ça qu’ils vous ont sélectionnées !
Bobbie : (enivrée). C’est vrai que je suis belle ! (elle ouvre son mackintosh pour dévoiler une tenue beaucoup plus provocante, celle de la
soubrette…) : « Ces mamelles au travers les barreaux des fenêtres percent les yeux des hommes ! »… Shakespeare a écrit ça pour moi ! C’est du sur mesure ! « Those
milk paps that through the window bars bore at men’s eyes ! » (refermant son mackintosh et voulant se montrer gentille, caressant le visage de chacune) Mais il a raison Tarzan,
vous aussi vous êtes belles, les filles ! (Considérant enfin Tarzan avec mépris et tirant sur sa bouffarde) et tu es là justement pour confirmer la règle !
Diva : Gardez donc ce genre de répartie pour l’antenne ! Il faudra bien qu’on trouve des choses un peu marrantes à se dire pour intéresser notre public ! (Elle
chante) « The show must go on »
La Goulue : Mais vous ne savez encore pas que le loft, ça a toujours été une émission dans laquelle il ne se passait rien. C’était justement ce qui faisait son charme, le
rien !
Rosalinde (faussement choquée). Rien !… et mon talent… c’est du néant ?
Bobbie : et mes seins, et mon dos, et mes reins, et mon génie, c’est du néant ?
Rosalinde : (la parodiant, agacée). « Et mes seins, et mon dos, et mes reins, et mon génie, c’est du néant ? »… et mon cul, c’est du
néant ?
Tarzan : Rosalinde, très chère, restez dans le registre qui est le nôtre, je vous prie ! Nous sommes là pour relever le niveau de trivialité absolu vers lequel, ma mie,
j’ai le regret de vous avertir que vous tendez !
Bobbie : (déduisant toujours). D’où je déduis qu’ils nous ont choisis pour relever le niveau !… et peut-être même réhabiliter les grands textes que nous
connaissons ! (elle se met à délirer) Dans dix ans, vous verrez, nous serons les vedettes du show biz et nous aurons des contrats dans le monde entier pour jouer
« Salammbô » dans le désert de Mauritanie, « Madame Bovary » dans un petit coin de Normandie ou « La Dame aux Camélias » dans une hacienda
du Nouveau Mexique !
Diva : Ou encore « Carmen », ou « Esméralda » sous le soleil d’Andalousie ! (Elle chante) « Andalousia mia pays d’amour ! »…
Mais moi je vois peut-être encore une autre raison, c’est celle là ! (elle s’avance vers l’avant scène, fait valoir le bas de sa robe espagnole et esquisse quelques pas de claquettes.
Les autres applaudissent, à l’exception de Bobbie)
Rosalinde : (parodiant Bobbie). D’où je déduis que c’est celle là ! (Elle exécute à sa façon quelques pas de claquettes. Applaudissements)
La Goulue : (même jeu). D’où je déduis que c’est celle là ! (applaudissements)
Tarzan : (il saute sur la table et montre qu’il est un homme). D’où je déduis que c’est celle là !.Commence alors un ballet érotico-vulgaire qui montre
bien que ces personnages sont issus de la caste jugée « indécente » par Big Brother et son équipe.)……………………………………
Ce sont les mots, la vibration que j'ai entendus samedi lors de nos retrouvailles avec la vieille troupe qui s'attelle courageusement à la reprise de la pièce dans l'optique d'une représentation
programmée à Saint Malo le 28 avril prochain.
Je dis "courageusement" : ce n'est pas le courage qui manque à ces comédiens du "Loft History 2084", émus de se retrouver à travers ce texte, ce n'est pas non plus le talent qui manque à ceux qui
ont accepté de jouer à la place des "manquant", mais Solenn, qui mène le projet, aura bien du mal à organiser ses répétitions. Samedi, nous n'étions que 7 sur les 12 prévus, et les absents
avaient-ils des motifs valables ? Les dates proposées pour les répétitions ultérieures semblent poser problème à ceux qui étaient présents... Moi-même, je ne suis pas sûr d'être en France le 28
avril... Et pourtant, ça me ferait tellement plaisir de soutenir jusqu'au bout le projet ! Rappelons que l'opération consiste à trouver des fonds pour financer un voyage au Mali...
En tout cas la réunion était sympathique et avait quelque chose de la revue de stars dans le genre de ces émissions consacrées à ces vedettes que le "tube cathodique" a oubliées et qui reviennent
brutalement en pleine lumière pour montrer qu'elles ont encore du talent et qu'elles ont même gagné de l'étoffe, de l'assurance et de la maturité...
Avis : petit répit de huit jours pour ce blog. A partir de demain, je quitte le clavier et la connexion pour rentrer du côté de Lyon le temps des fêtes.
Bonnes fêtes à vous tous ! beaucoup de livres sous le sapin et de créativité dans vos esprits !