Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Dosette de lecture n°95 : « Au cœur des forêts » de Christian Signol. La puissance affective des arbres

Publié le par Eric Bertrand

       Comment les arbres et les forêts peuvent-ils souffler sur nos vies et nos organismes au point d’oxygéner le destin ? Bastien, le héros que campe Christian Signol, est aussi le narrateur de ce roman : il exerce le métier de forestier et voue un attachement profond à ce milieu qui le modèle et le détermine.

Les membres de sa famille, sa femme, ses deux filles, sa sœur Justine ont ressenti différemment la présence des arbres, surtout Justine qui les redoutait. Car s’il a ses clairières et ses essarts, le temps est une forêt inextricable : il pousse ses ramures et plonge ses racines tout en lisière de la cabane des hommes…

Au moment où commence l’histoire, le narrateur recueille Charlotte, sa petite fille, atteinte d’une mauvaise tumeur à la jambe. Mais le grand-père, qui vit à l’écart de l’agitation moderne, lui assure que « Le cœur des forêts ne cesse jamais de battre ». Quoi que fasse la médecine, c’est aux côtés des arbres qu’il faut que la jeune femme cherche la guérison.

Bastien est un chêne, et à aucun moment il ne perd espoir : à son contact, Charlotte change peu à peu de vie et finit par comprendre au fond de son être la leçon qu’il lui a transmise : « Regarde bien les arbres, ils savent comme nous qu’ils doivent mourir un jour, mais ils ne pensent qu’à une chose : grandir, monter le plus haut possible ». 

Dosette de lecture n°95 : « Au cœur des forêts » de Christian Signol.  La puissance affective des arbres

Voir les commentaires

Dosette de lecture n°94 : Marcel Cohen, « Sur la scène intérieure » Du côté de ceux qui jouent pour l’éternité

Publié le par Eric Bertrand

Comment redonner vie à ces « anonymes », à ces chers disparus, victimes du génocide dans les années sombres du nazisme ? L’auteur, Marcel Cohen, était encore tout enfant quand il a échappé par miracle à la rafle qui a emporté plusieurs de ses parents. Mais « Sur la scène intérieure », il garde encore d’eux une trace précieuse, quelque chose d’impalpable que les nazis n’ont pas réussi à lui enlever. Il les évoque, l’un après l’autre, ces parents, chacun avec son prénom, le numéro de son convoi, la date de son décès puis une petite photo en noir et blanc.

Marie, sa délicate et coquette maman… odeur délicate de son sac à main, mélange de poudre de riz et de rouge à lèvres un peu fondu. Jacques, son papa, violoniste à ses heures perdues… L’instrument qui a miraculeusement traversé les années et échappé au désastre diffuse encore « l’éclat d’une petite comète ». Jacques l’a entendu pour la dernière fois à Birkenau lorsque les chefs nazis ordonnaient à leurs musiciens de jouer au seuil de la chambre à gaz… De Jacques, il sent encore l’odeur de la gomina sur les cheveux ; il se souvient du « petit vertige » quand le géant soulevait son fils de terre et le mettait sur ses épaules…

De Monique, sa petite sœur déportée à quelques mois, il ne lui reste que la gourmette… De Sultana, sa grand-mère, il perçoit toujours le parfum citronné de l’eau de Cologne et l’odeur âcre de la soupe aux poireaux pommes de terre mangée dans une assiette à bords rouges (ce qui lui a donné à jamais la phobie du rouge…) Ce plat ne valait vraiment rien, comparé aux spécialités turques type « l’imam s’est endormi », que la tendre cuisinière mettait tant de soin à mitonner le dimanche matin… De Mercado, le grand-père, emballé dans sa grosse couverture et plongé dans ses livres, il revoit l’ombre qui lui faisait penser à une espèce de vieux sage, à un Mallarmé domestique. Sous le capuchon du grand dossier de son fauteuil, Mercado affirmait tranquillement que personne ne viendrait jamais chercher un seul membre de sa famille et que la rectitude morale et la droiture intellectuelle mettraient toujours les gens honnêtes à l’abri de tous les périls…

 

 

Dosette de lecture n°94 : Marcel Cohen, « Sur la scène intérieure » Du côté de ceux qui jouent pour l’éternité

Voir les commentaires

Dosette de lecture n°93 : Le Voyage à Rome d’Alberto Moravia Revoir Rome derrière le divan

Publié le par Eric Bertrand

Comment faire en sorte qu’un voyage réel effectué à 20 ans se transforme en une plongée vers l’enfance et les profondeurs de l’inconscient ? C’est la situation dans laquelle se trouve le narrateur de ce roman qui, après quinze ans de silence, décide de rejoindre son père. Suite au décès de sa femme, ce dernier a d’abord confié son fils à un oncle et décide de l’inviter à s’installer à Rome où il vit.

          L’enfant avait 5 ans la dernière fois qu’il a vu sa mère et la scène traumatique qu’il a vécue en sa présence l’amène à essayer de retrouver des bribes de souvenirs et à mieux comprendre ce père jaloux de son ex-femme qui lui explique comment auprès d’elle il jouait à la fois le rôle d’Othello et celui de Iago. Et voilà le jeune adulte qui se lance, dans cette ville labyrinthe qu’il ne connaît pas, dans une étrange aventure à caractère à la fois sexuel et psychanalytique… Car le souvenir en question, même s’il réveille de lointaines réminiscences, n’a rien de la madeleine de Proust !

 

Dosette de lecture n°93 : Le Voyage à Rome d’Alberto Moravia Revoir Rome derrière le divan

Voir les commentaires

Au fil des promenades dans Rome

Publié le par Eric Bertrand

Rome est une ville qui, le matin, sent le café, le capuccino et le croissant aux amandes, du midi au soir la pizza et la pasta et toute la journée, le gaz d’échappement. D’ailleurs, les serveurs qui viennent jusque dans la rue vous inviter à rejoindre les attablés dès la fin de matinée, donnent l’impression que le feu de bois qui brille dans un coin de la pizzeria ne s’arrêtera jamais et que les voyageurs de l’espace sont aussi les voyageurs du Temps.

Quand on quitte le quartier du Trastevere et qu’on passe le Tibre, les voitures, les motos et les trottinettes rappellent cependant qu’il y a du danger à rester le nez en l’air pour regarder le haut des colonnes antiques et tenter de capter ces ondes du passé multiforme qui jaillissent de partout, du haut comme du bas, du ciel et de la terre ou de ce « bric à brac » pour parler comme Julien Gracq qui arpente la ville Éternelle avec un soupçon d’agacement.

C’est que le piéton ne trouve pas facilement sa place quand il se mêle aux automobiles : les Italiens roulent vite, ne consentent qu’exceptionnellement à freiner aux passages cloutés et gesticulent au volant, le portable à la main. Quant aux passages protégés, il faut piétiner longtemps avant que le feu ne passe au vert. Et attention à bien regarder à droite et à gauche quand vous traversez : on se sait jamais, l’interlocuteur au portable est lui aussi de tempérament sanguin et il lui arrive facilement de s’emballer de son côté, même si on ne le voit pas.

À combien de conversations téléphoniques animées ai-je pu assister par exemple dans le métro ? Mais là au moins, il n’y a aucun risque, sinon celui d’assister à une dispute, à une rupture, à une mise au point, à une mise en garde, à une leçon de drague ou à une série de propositions indécentes. L’acteur principal, qui tient le micro et les oreillettes de son souffleur (ou de sa souffleuse) est bien dans son rôle et reste prévisible, tandis que les stations défilent de Cinécittà à la Piazza del Popolo. Et si d’aventure, il passe du masque blafard au cramoisi, ou s’il descend à la station Termini ou à celle de Barberini, il continue de maîtriser parfaitement toutes les ficelles de l’art dramatique : tirades, répliques, stichomythies.

Le déplacement scénique joue aussi dans la prestation. J’ai suivi l’un d’eux dans l’un de ces profonds escalators qui plongent dans le sous-sol pompéien de Rome. Pour accentuer le rythme de son discours, le voilà qui prend la file de gauche et s’empresse de dépasser ceux qui profitent du mécanisme ascensionnel pour observer la foule ou se reposer les jambes. Mais l’acteur n’est plus seul. Cet escalator qu’il utilise comme un décor ou une machinerie, c’est le toboggan de Fellini. D’autant que sa partenaire a l’air de s’exciter à l’autre bout du fil et de ne rien lâcher.

Cette année, la mode est aux grandes bottes noires dans « la Cité des femmes » revue et corrigée par la pellicule du métro et la poussière des rues. Dans les yeux des spectateurs inertes, vautrés comme Rominagrobis, les regards glissent aussi vite que la bande passante qui sert de point d’appui aux énergies vacillantes des signori ou des matrones attifées pour le retour du travail. L’une d’elles avait un beau visage dont la cire avait un peu trop coulé et les deux lèvres jouaient là-dedans comme deux pinceaux humides qui essaient de rattraper le trait. En bas de ses jambes le jean dégoulinait en franges fines qui semblaient avoir trainé dans la boue du matin.

À Rome, on ne cesse de monter et de descendre, de passer d’une colline à l’autre, et dans ce contexte instable et frénétique, d’alterner le laid et le sublime, le vulgaire et le délicat, le profane et le sacré. Dans le paysage se succèdent plus de deux cents églises et basiliques, des colonnes de temples, des fontaines baroques, des figures légendaires émergeant dans les remous, des statues aux profils paisibles ou inquiétants… Tout cela donne l’impression, sans aucune transition, de voltiger d’une époque à une autre. « Allusions et alluvions »… On n’est pas loin du mirage et c’est surtout cela qui a gêné Julien Gracq : à Florence, à Venise, à Sienne, vous rentrez progressivement dans un siècle donné, tout y est « cadré ». À Rome au contraire, vous superposez, vous empilez, et vous ne savez plus où donner de la tête. Tant de siècles vous contemplent que les vestiges vous donnent le vertige. Au détour d’une rue, d’une avenue, c’est la boîte crânienne du Temps qui s’ouvre en grand format devant vous, boîte crânienne dans laquelle, à certaines heures du jour, on entrevoit des grappes de pèlerins.

En effet, ces fanatiques opiniâtres ne reculent devant rien, pas plus que les marchands du temple, qui chantent des airs de bel canto, jouent de la musique médiévale, mettent des disques pop ou s’habillent en gladiateurs et restent figés pendant des heures sous le casque et le maquillage. Il y a de la place pour toutes les salades dans le ventre gigantesque de Rome. Les nuages et les vents passent comme les discours et les chansons, et pendant ce temps-là, d’autres gladiateurs un peu distraits laissent parfois courir la laisse de leurs molosses ou de leurs caniches qui viennent pisser d’un air mélancolique, au pied des colonnes antiques. Quand ils ont terminé, ils secouent la gueule et ça fait un bruit de chaîne ou de vieux anneaux. Leurs maîtres ne les voient pas : en prière devant les temples d’Apollon ou d’Octavia, ou en position de combat dans une arène du Colysée, armés du portable qui brille comme un glaive, ils implorent la lumière et gesticulent tout le jour, sous le feu du soleil. Sous les arcades, la relève est toujours assurée.

Tout va très vite à Rome, le temps est un tapis roulant qui secoue les bases d’une Babel énorme. Et la vie romaine est une « branloire pérenne » pour reprendre l’expression du sage Montaigne qui avait quitté sa librairie et ses auteurs antiques pour venir à cheval jusque-là. À bord de cette « branloire », admirez une église ruisselante d’or et de richesse ou les statues et les peintures d’une collection privée dans un palazzo, des Velasquez, des Brueghel, des Caravage et tout d’un coup, sortez sous la pluie battante et la tempête. Accrochez au passage deux ou trois baleines de  parapluies, courez dans les petites rues taguées, graffitées et tatouées comme des ventres de reptiles, abritez-vous dans l’une des stations de métro qui vous ramèneront à votre domicile, à vos chaussons et à vos bigoudis mais tenez compte aussi des messages d’alerte donnés en boucle par les carabiniers qui jouent aux cartes dans leur triclinium ou qui patrouillent dans les wagons.

L’avertissement est sans concession. On ne les voit pas, ils sont petits, nerveux et se glissent dans tous les coins. Leurs parents les envoient en mission dans le métro. Ils n’ont aucun scrupule, vous arrachent le sac, dénichent le portefeuille dans la poche du vêtement, passent une main experte sous la jupe et ne trouvent pas forcément ce qu’ils cherchent. Mais la main est sale, et les doigts sont agiles. Ils repartent en courant. Vous n’avez rien vu. Ils volent dans l’escalator, sautent les barrières, galopent à l’air libre aussi vite que les chevaux échappés des bassins. Ils se perchent dans les coins noirs, pas si loin des grandes fontaines où naïades et tritons continuent leur païenne fête aquatique dans les clapotements affolés de l’eau.

Indifférents à la course des enfants aux torses nus, aux muscles luisants, qui arborent des visages de puppi ou de diavoli, les badauds encore épargnés continuent de défiler calmement devant la Fontaine de Navona, celle de la Barcaccia ou celle de Trevi.  Frustrés de ne pas chevaucher les imposantes statues ou de ne pas simplement aller se rafraîchir dans les eaux claires, certains d’entre eux ont revêtu des tenues excentriques et ils prennent des postures de Sirènes, de Neptune ou de Pygmalion, et ils affichent des sourires de cinéma ; dans le soir, on entend des éclaboussures, des coups de sifflet ou des voix qui vont se perdre dans le noir : « Marcello, vieni ! »

L’eau coule abondamment à Rome, même des robinets ouverts toute la journée et les guides confirment aux assoiffés ou aux porteurs de gourdes bariolées que c’est de l’eau potable. On y revient toujours à ces places, à ces coins d’eau qui décomposent et effritent une sorte de labyrinthe infini, de maillage où, dès le crépuscule (qui tombe vite dans le sud de l’Italie), la lumière électrique dore l’éclat de l’eau et ricoche sur les statues. Les grands monuments restent dressés, ils font partie du paysage urbain. Les voitures y circulent en klaxonnant, les pneus crissent, les bus foncent sur les rails du tramway.

Le grand ciel indifférent regarde ce qui se passe au-dessous, pose une coupole de plus à l’horizon des basiliques et les pèlerins continuent de prier, de courir ou de s’amuser sous le firmament de Rome.

 

Au fil des promenades dans Rome

Voir les commentaires

Dosette de lecture n°92 : La Storia d’Elsa Morante. Vire et dérive dans les rues cabossées de Rome…

Publié le par Eric Bertrand

Comment, à travers les années sombres de la guerre, une mère et ses deux enfants peuvent-ils traverser les multiples épreuves qui se dressent devant eux ? D’autant que ces deux enfants n’ont pas le même père et que l’un d’entre eux est le bâtard d’un soldat allemand issu d’un viol commis dès le début du roman ?

          Nous sommes à Rome, dans l’Italie des années 40. Entre 1941 et 1946, nazis, fascistes, chemises brunes, chemises noires, toutes ces figures inquiétantes de l’Histoire défilent sous les yeux innocents d’Ida, l’héroïne, dont le seul souci est d’aimer ses proches et de lutter pour leur survie. Elsa Morante suit avec précision et sensibilité le destin de chacun de ses personnages au fil d’une histoire qui les étreint et les écrase. Ida fait tout ce qu’elle peut pour élever ses deux fils mais elle est fragile, apeurée, épouvantée par l’idée que son origine juive puisse être révélée et les entrainer, elle et son premier fils Nino, dans le chaos.

La guerre et les tourments politiques font rage autour d’eux et de tous ces malheureux anonymes qu’ils croisent au fil du récit. Très vite privés de leur foyer, à l’issue d’un bombardement, ils sont ballotés de refuges en cachettes et leurs conditions de vie sont rudes. Mais le regard puéril et innocent de Useppe, le dernier né d’Ida, flanqué de sa chienne Bella parvient à remettre de la poésie et de l’émerveillement au cœur de l’univers impitoyable qui les entoure.

 

Dosette de lecture n°92 : La Storia d’Elsa Morante. Vire et dérive dans les rues cabossées de Rome…

Voir les commentaires