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« J’écris ton nom… » : Après Samuel Paty, hommage à Dominique Bernard

Publié le par Eric Bertrand

C’était il y a trois ans, et ça recommence sans qu’on en change presque une virgule…

« C’est un matin banal dans un établissement sans histoire.

C’est l’aube. Le soleil à peine levé te donne des envies de campagne. Tu franchis le portail en fer. Il te reste une partie importante du programme à boucler avant le début des vacances, des graines à semer dans ces esprits juvéniles et fertiles capables derrière toi de retourner la terre en cinq minutes ou de la disperser et de se la jeter au visage... Ton métier est un labour et tu descends souvent du tracteur pour les remettre dans le bon sillon…

Tu enfiles le masque, tu plaisantes avec les collègues. Quel que soit le champ disciplinaire, ils ont eux aussi déjà retroussé les manches. Tu entres en salle, les élèves sont installés. Ils ont eux aussi enfilé les masques un peu narquois « d’apprenants ». Ils ont les yeux fatigués, mais les langues déjà déliées. Ils ouvrent les cahiers. Sous ta dictée, ils ont écrit de belles choses. Tu leur demandes de les relire pendant que tu fais l’appel.

« Deux d’entre vous vont prendre la parole devant la classe. Je vous rappelle la consigne : reformulez avec des mots à vous la notion de « Liberté d’expression » en vous appuyant sur le poème de Paul Éluard lu hier, à la fin du cours ».

Une fille un peu timide commence. Le regard en-dessous, elle avoue que sa mère l’a aidée. Elle craint le reproche du professeur, le regard des autres. L’anxiété fait vibrer sa voix : « Sur les murs gris du collège, sur les trottoirs menaçants de la rue, sur l’écorchure cicatrisée de la Haine, sur le ballon crevé de la Bêtise, j’écris ton nom : LIBERTÉ ». La classe applaudit. C’est le rituel. Et tu la félicites. Tu lui promets même de relire toi-même les mots qu’elle a choisis.

Tu interroges un garçon qui lève le doigt. Ses mains tremblent. « Monsieur, j’ai fait le travail et j’en ai parlé à table avec mes parents. C’était super : pour une fois, mon père n’a pas allumé la télé pendant tout le repas. » Deux lascars rigolent bêtement. Il les fusille du regard, se lève, demande s’il peut venir au tableau. Tu salues son panache et lui laisses le champ libre. Tu t’effaces. Tu vas t’asseoir à sa place pour mieux l’écouter. Tu prends des notes sur ta feuille.

Il est là, debout, dégingandé, main toujours nerveuse dans la poche. Il se dandine d’une jambe sur l’autre face à ce silence inattendu, silence miraculeux dans une classe où, en général, ça bouge… Il lance son titre. « Libre expression poétique ». Répète, comme s’il voulait le donner à mâcher aux petits fauves du fond de la salle : « Libre expression poétique ». Sa voix tremble un peu. Il lève les yeux de son cahier. Tergiverse. À la première table, il y a la petite nouvelle dont il est amoureux et qui guette avec de l’impatience et des yeux de biche ce lion qui sort du bois. Il connaît le texte par cœur. « Monsieur, je peux poser mon cahier… Mon poème, je m’en souviendrai toute ma vie »… Il respire profondément. La voix monte, forte et belle.

« Sur le poignard hideux de l’assassin, sur sa rage et sa férocité, j’écris ton nom… Sur le grand Livre des religions, sur les portraits de ceux que j’aime ou que je n’aime pas, sur tous les dessins et toutes les caricatures, sur les valeurs auxquelles je crois, sur la parole du professeur, j’écris ton nom, LIBERTÉ  D’EXPRESSION »

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Sylvain Tesson : "S’abandonner à vivre". Dosette de lecture n°88 : sortir de l’apnée

Publié le par Eric Bertrand

À quoi la vie peut-elle donc conduire ? Quel est son sens ? À travers une galerie de personnages hauts en couleurs, et une vingtaine de nouvelles, Sylvain Tesson propose des fragments de réponse. Dans une langue caustique, il observe quelques figures d’anonymes : ceux qui se laissent balloter par une existence urbaine et confortable, ceux qui s’accrochent dans les filets de l’abondance ou de la médiocrité et essaient de se sauver en s’inscrivant de temps en temps à des marathons urbains « où vingt mille hamsters sortent de la cage en tenue fluo » ou en sacrifiant une fois par semaine au rite du jogging : « névrose d’une société qui n’avance pas » dans le but à peine voilé de « se taper le soir des andouillettes spongieuses en toute bonne conscience ».

Dans cette « cage » où passent les meilleures années, règnent l’égoïsme, l’hypocrisie, et une certaine forme d’hystérie qui masque l’angoisse et l’ennui et fait préférer le plaisir immédiat aux valeurs spirituelles. Il oppose alors à ces êtres caricaturaux, à ces « biches aux figures de hyènes », à ces matrones qui étouffent leur mari à coups de petits plats et tentent de cacher leur adultère derrière des sourires factices, des figures dostoïevskiennes : prostituée slave au bagage flaubertien et « dont la chair est un tapis de prières », amant qui échappe au mari en filant par les gouttières, sniper fanatisé, apnéiste assoiffé des profondeurs, alpinistes à la tête brûlée … Ou employés du téléphérique qui, pour éviter un pantagruélique repas de Noël concocté par Bobonne, simulent une panne de leur cabine suspendue entre deux montagnes et débouchent tranquillement leur bouteille de champagne, à la santé de la grande Nature et de Zarathoustra. 

 

 

Sylvain Tesson : "S’abandonner à vivre". Dosette de lecture n°88 : sortir de l’apnée

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« Le règne animal » : le loup et la forêt dans l’homme

Publié le par Eric Bertrand

Des nouvelles du monde qui mettent de mauvais poil, une civilisation qui formate l’individu et qui finit par l’aliéner à force de nourriture et de pensée conditionnée, des embouteillages qui empêchent d’avancer dans la vie, la stridence des klaxons et la nausée des gaz d’échappement… Dès le début du film « le Règne animal », la rage étreint le héros et le met en marge d’une société qu’il rejette, lui qui essaie d’éduquer son fils Émile dans le sens d’une libre pensée marquée par la citation de René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience. » Pour toute réponse, et bien qu’il soit doté d’un prénom rousseauiste, l’ado Émile avale sans réfléchir un paquet de chips bourrées de colorants et d’agents nocifs à son équilibre naturel et finit par s’énerver.

                    Dans sa fuite en avant, son père est comme un animal blessé, écorché vif par la griffe de sa rébellion et le traumatisme de cette étrange mutation qui a frappé sa femme ainsi que d’autres humains, régressant vers l’animalité. Pour autant, il continue de l’aimer, elle qu’il continue d’aller voir à l’hôpital, malgré ses poils, malgré son odeur fauve et malgré la perte du langage qui est l’un des signes de la progression de la maladie. Il n’a plus que les soupirs, les grognements et les caresses maladroites.

             Après son déménagement dans une zone plus sauvage, il retrouve une complicité avec Émile qui recherche lui aussi sa mère. Dans la forêt à la lisière de laquelle ils sont désormais installés, il raconte à son fils les premières heures de leur rencontre quand avec elle, il chantait la chanson de Bachelet : « elle est d’ailleurs ». Il aurait pu aussi bien chanter cette chanson de Polnareff : « J’en ai marre de voir les animaux dans les zoos… Je voudrais redevenir l’homme préhisto avec rien sur la peau » ou cette autre de Zazie : « Je suis un singe ou un poisson, pur produit de consommation, je suis de l’homme la négation ».

             Car ce qui trouble aussi dans ce film, c’est qu’il médite sur cette part animale que nous avons tous sous le vernis de la civilisation. Les poils et les griffes poussent sur le corps du fils atteint lui aussi par la mutation. Son œil étincelle, sa force physique est décuplée, il se met à courir plus vite, il souffle, il hurle, son geste est vif, son ouïe se développe, c’est l’appel de la forêt qu’il ressent. Comme le chien de Jack London, il redevient un loup. Ne fait-il pas entendre en même temps le cri qui hurlait dans le cœur de son père au début du film ? Celui d’un homme lassé par les autres hommes, par ces créatures hypocrites qui cachent les abois du sexe derrière les apparences, les puanteurs derrière les savonnettes et la détresse de leurs pulsions dans les plis d’un langage factice ? Ces autres hommes pleins de tremblements, avides de rut et de sang, qui s’élancent, salive aux dents,  rhinocéros lourds et aveugles armés de fusils, pour anéantir les « créatures » qui se sont réfugiées dans la forêt.

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Voltaire : extrait de l’article « Guerre » du Dictionnaire philosophique Dosette de lecture n°87 Permanence de la « boucherie héroïque »

Publié le par Eric Bertrand

Qu’ont encore à nous dire ceux qu’on appelait les « Philosophes des Lumières » à l’heure où les Lumières espérées continuent hélas de s’éteindre et que le progrès de l’homme semble bel et bien aller vers l’éclipse ? Les Diderot, Rousseau, Montesquieu, Voltaire offraient à l’esprit et à la conscience des essais, des traités, des articles qui visaient pourtant à anéantir les symptômes de la barbarie. Combat contre « l’Infâme », combat contre  l’intolérance, combat contre les superstitions au nom de la Justice, des droits de l’homme et de Dieu (ce qui n’est pas un vain mot pour un athée)…Voltaire est l’un de ces « philosophes » qui montent au plafonnier et qu’il faut continuer de lire et de relire.

             Face à la résurgence du fanatisme, un journaliste écrivait il y a quelques années, « Voltaire, reviens, ils sont devenus fous ». Les raisons de l’appeler « au secours » pour diverses causes se multiplient aujourd’hui… Par exemple, depuis le chaos des deux derniers conflits mondiaux, le mot « Guerre » semblait devoir s’estomper. Mais Voltaire prend la parole en 2023 et voilà ce qu’il écrit dans cet extrait de l’article du Dictionnaire philosophique (paru en 1864), article intitulé « Guerre » :

             « On voit à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.

             Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes. »

 

Voltaire : extrait de l’article « Guerre » du Dictionnaire philosophique Dosette de lecture n°87 Permanence de la « boucherie héroïque »

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Robert Merle : La Mort est mon métier » : dosette de lecture n°86 Le pouvoir abject du despote

Publié le par Eric Bertrand

Au cours de cette existence que nous tâchons de mener au mieux, est-il possible de songer à autre chose qu’à la vie et à toutes les ressources qu’elle nous offre, même si, parfois, il faut aller les chercher loin, « s’abandonner à vivre » comme l’écrit dans son recueil du même titre un Sylvain Tesson caustique ?

Alors que Primo Lévi parle également du « Métier de vivre », Robert Merle, évoque dans ce récit glaçant une orientation radicalement différente : la mort comme métier… Certains êtres font de ce choix abject une politique… C’est ainsi que les despotes de tout poil parviennent à étouffer l’Homme et qu’ils continuent, en plein XXI° siècle, de prospérer sur la « branloire perenne » de nos civilisations.

Dans la galerie des bourreaux, le romancier choisit de raconter l’évolution du sinistre Rudolf Hess, administrateur du génocide à Auschwitz. Avec méthode et précision, il explique comment le personnage en est venu à imaginer la machine destinée à éliminer tous ceux qui n’entraient pas dans les critères de la race aryenne. Il examine aussi comment ce favori d’Hitler a mis en place une entreprise de destruction de masse visant surtout à effacer tout signe d’humanité chez ceux qui ont fini par se demander, comme Primo Lévi, s’ils étaient encore des hommes.

Robert Merle : La Mort est mon métier » : dosette de lecture n°86 Le pouvoir abject du despote

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